Mon meilleur copain, c'était Thierry. Vous voyez Robert Redford dans « les trois jours du Condor » ? Thierry était tout pareil, aussi séduisant, aussi rassurant, aussi enthousiasmant.
Moi, par contre, malgré mes seulement vingt et un ans, je commençais déjà à perdre mes cheveux que, du coup, j'avais coupés à la brosse pour assumer, crâneur que j'étais. Ça rendait moyen.
L'idée du saut en parachute, c'est très certainement Thierry qui l'a eue. J'ai validé, double crâneur.
Alors, on est partis à Moorsele, près de Courtrai où se trouvait un club. Lui, portait des baskets et un jeans délavé assorti à sa chemise. Moi, un pantalon côtelé en velours marron et un pull en laine de couleur difficile à définir car mémé, qui avait connu la seconde guerre et ses affres, était une femme économe et toujours active qui, le soir, en regardant la télévision, tricotait mes pulls. Quand l'un d'eux devenait trop petit, elle le détricotait et en retricotait un autre. Forcément, c'est mathématique, il manquait de la laine. Elle ajoutait alors un peu des autres pulls devenus trop petits, de couleurs très diverses, pour m'en faire un tout neuf à ma taille.
Après une formation sommaire dans le local rikiki du Para Centrum Vlaanderen DZ Moorsele, on nous affubla chacun de deux parachutes avant de nous emmener vers un Cessna vrombissant. Dès que le petit coucou, plus tout jeune d'ailleurs, s'est mis en mouvement, j'ai vu l'inquiétude grandir à travers le plexi des grosses lunettes de Thierry et de Stéphane - Ah oui, j'ai oublié de mentionner la présence de Stéphane, sans doute un peu à cause de son extrême discrétion et de son caractère tellement bon enfant - à qui on a ensuite dit qu'ils sauteraient de 800 mètres, tandis que le moniteur et moi, ce serait 1200. C'était comme si un Italien m'avait expliqué la route à suivre pour rejoindre mon hôtel, la terreur qui graduellement s'emparait de moi avait bypassé ma compréhension à l'audition.
Les sangles des 800 ont été verrouillées, ils se sont levé et puis pouf ! Ils avaient disparu. Plus de Thierry, plus de Stéphane ! Y'avait plus que le pro et moi. Je lui ai dit qu'il pouvait garder mes sous, que je ne sentais pas trop de sauter, peut-être un autre jour mais que là, je préférais rester dans l'avion. En plus du bruit terrible provoqué par le vent qui s'engouffrait dans l'appareil, mes mots ne sortaient pas très bien de ma bouche, par manque de salive sans doute, il n'a pas du me comprendre. Il m'a regardé en souriant, il a clipsé mon mousqueton, il m'a pris par la main et waouuuuuuuuuuuuuuuuuuuf !
Au sol, on nous avait expliqué qu'une fois dans les airs, il fallait
Compter trois crocodiles.
Vérifier que le parachute était bien déployé.
Si ce n'était pas le cas, le larguer en tirant énergiquement sur la manette.
Ouvrir alors le ventral.
J'ai compté « un ... » et puis j'ai plus ou moins perdu connaissance. Il faut dire qu'on passe de 0 à 200 km/h en moins de trois secondes. Putain d'accélération ! Les pires carrousels de la foire du midi, c'est de la gnognotte à côté.
Le cumul de la vitesse verticale et de la vitesse horizontale est dangereux. Il est donc impératif d'orienter son parachute, à l'aide des deux manettes, afin de faire face au vent. Pour ce faire, il convient de choisir un point de repère au sol et de l'aligner avec la pointe de l'une de ses chaussures. Lorsque la distance entre ces deux références est constante, il n'y a plus qu'à se laisser descendre avant le choc final, somme toute comparable à celui ressenti après avoir sauté d'une table.
Malgré l'état dans lequel mon cerveau se trouvait, j'ai quand même eu la présence d'esprit de regarder vers le bas à la recherche d'un point au sol. J'ai vu une vache. J'ai vomi. J'ai laissé tomber l'idée.
D'en bas on ne se rend pas compte que d'en haut, il n'y a aucun point de repère vertical. On flotte indéfiniment. On doute qu'on puisse jamais rejoindre le plancher de la vache. C'est long. C'est très long...
jusqu'à ce qu'on soit environ à soixante mètres. Là, les points de repère verticaux apparaissent beaucoup mieux. On sent très bien que l'atterrissage est imminent. J'ai aussi compris que le hasard n'avait pas compensé mon incapacité à régler ma vitesse latérale. J'allais carrément plus vite en avant que vers le bas.
Qu'auriez vous fait ? Je me suis mis à courir en l'air. C'était une bonne idée ou plutôt ça aurait pu l'être si le sol dessous n'avait pas été un champ betteraves.
Quel choc ! Ou plutôt, quels chocs ! Les 800 mètres m'ont dit plus tard qu'ils m'avaient vu rebondir trois fois. Mais bon, voilà, j'étais au sol et j'étais vivant. Ouf ! Sauf que quand tu arrives au sol, ton parachute, lui qui était au dessus de toi, il se décale, il descend obliquement, se pose devant toi sans s'écraser à cause du vent qui le gonfle et le pousse. On nous l'avait pourtant dit « Lorsque vous arrivez au sol, rabattez la voilure afin pour qu'elle ne vous emporte pas. » Mais on ne nous avait pas expliqué comment dépasser le parachute avec une jambe cassée sur un sol accidenté.
A cloche-pieds, par dessus les beteraves, me voilà en train de courir après mon parachute !
Je l'ai battu finalement. Je l'ai aplati. Je me suis assis. J'ai ôté une chaussure. J'ai ôté la chaussette dessous et je l'ai agitée avec l'espoir d'être vu du ciel et qu'on vienne me chercher.
Je n'ai jamais fait de second saut. Qu'auriez-vous fait ?