Tom était un jeune homme blond d’environ dix-sept ans que les filles du siècle précédent n’auraient pas rougi de nommer « sexy ». Depuis peu, il plaisait à Léa. Quand il se réveilla ce samedi-là, il venait de rêver à sa prochaine promenade dans la Rome antique avec Léa.
Au premier regard dans le métavers, Tom avait craqué pour Léa. Il avait rencontré cette belle jeune fille qui tentait d’entrer dans la pyramide de Cestius sans y parvenir. Cette jeune fille qui visitait cet espace-temps pour la première fois ignorait qu’il fallait s’adresser au bot du lieu qui travaillait pour la Régie des Biens Culturels de la ville de Rome. Tom avait proposé de jouer l’intermédiaire entre Léa et le bot puis ils étaient parvenus à entrer ensemble pour découvrir l’endroit. Léa, émerveillée par cette visite, le retrouvait chaque soir pour des sorties. S’ils se connaissaient dans le métavers, leur premier rendez-vous réel n’avait pas encore eu lieu. Certes, Léa habitait à 30 minutes d’Hyperloop, autrement dit une boucle plus loin. Cependant, depuis la crise économique des années 2060 et la chute de la valeur des bitcoins, l’activité de minage devenait un job étudiant payé trois fois rien et ne permettait même pas à Tom de payer un billet d’Hyperloop sans demander de l’argent à son grand-père.
La question se posait de savoir comment faire pour sa première fois avec Léa. Ce n’était pas simple. Tom hésitait à proposer à Léa une première expérience sexuelle en réalité augmentée pour être sûr d’assurer vraiment alors que Léa persistait à vouloir le toucher en vrai.
À vrai dire, Léa n’avait peut-être pas tort de préférer la rencontre réelle. Tom pensait que son avatar ne lui permettait pas d’imaginer la douceur de sa peau. En effet, la peau de LÉA devait être infiniment plus douce que ce que son avatar laissait penser d’elle. Quand il l’avait embrassée pour la première fois dans le métavers, son corps avait été parcouru d’un frisson électrique que la raison n’expliquait pas. Cet été-là, il faisait chaud, et Tom imaginait Léa, tout comme lui, assez peu vêtue, comme tous les habitants de la Nouvelle-Méditerranée.
Tom et Léa habitaient en Nouvelle-Méditerranée et s’en félicitaient. Depuis le milieu du siècle, la ligue de Nouvelle-Méditerranée avait remplacé l’ancienne Europe vermoulue, ce mirage des années 2000 déserté en raison du réchauffement climatique. La Nouvelle-Méditerranée étendait son territoire de la garrigue du sud de la France à la zone des îles entre la Normandie, l’Angleterre et l’Écosse. Quelques oasis habitables persistaient dans la zone méditerranéenne, d’où l’on extrayait du marbre et du tuf, mais ces régions pauvres dépendaient économiquement du Nord pour la production des olives, des fruits et des légumes. De nombreux territoires étant désormais immergés en raison de la montée des eaux, les nouvelles îles dessinaient la carte d’un commerce maritime dont la Nouvelle-Méditerranée formait le centre économique. Au Nord, la banquise fondue permettait l’installation de colonies flottantes. Le grand-père de Tom militait au sein d’un groupe d’historiens pour que la Nouvelle-Méditerranée soit surnommée « Les nouvelles Cyclades » en hommage à l’ancienne Grèce, désormais déserte et inhabitable. Tom haussait les épaules en songeant qu’il y a seulement cent ans, son grand-père aurait probablement milité pour la sauvegarde du subjonctif.
Comment Tom et Léa s’étaient-ils plu ? Il y a quelques semaines, Léa tentait de réaliser de l’urbex virtuel dans la Domus Aurea de Néron qui se trouvait en travaux. Tom avait reconnu sans peine sa chevelure de feu qui l’avait électrisé lors de leur première rencontre. Léa jouait un jeu dangereux avec l’urbex virtuel. L’endroit était fermé pour une excellente raison : une corruption de la clef d’accès qui mélangeait plusieurs époques successives rendait l’endroit instable dans le métavers. Autrement dit, en entrant dans cet endroit, on entrait dans une zone en travaux qui menaçait de s’effondrer sur les aventuriers et de blesser leur avatar en le dévisageant. Si cela avait été le cas, leur identité numérique serait devenue indéchiffrable. Cependant, Tom proposait à Léa des voyages immobiles toujours plus nombreux dans la Rome antique. Il regorgeait d’idées : par exemple, il voulait l’entraîner dans le Lupercale. Son projet était de l’embrasser dans la grotte des jumeaux Rémus et Romulus nichée au cœur de forêts pleines de loups du mont Palatin. Depuis lors, les jeunes gens se retrouvaient chaque soir après le lycée et Tom déverrouillait toujours plus rapidement l’accès aux lieux en travaux pour impressionner Léa.
Cependant, le grand-père de Tom l’avait mis en garde contre les risques d’effondrement possible du système si chacun se mettait à déverrouiller les accès interdits comme lui. Une telle attitude revenait à jouer à l’équilibriste au bord d’un ravin : cela mettait tout le monde en danger.
Malheureusement, depuis quelques temps déjà, Tom n’écoutait plus les conseils avisés de son papy. Il se sentait plus vivant en tentant des expériences interdites, il se sentait plus vivant surtout si Léa l’admirait. Disons en un mot qu’il avait grandi. En effet, jusqu’alors il possédait des traits délicats qui le faisaient moquer des autres garçons, mais il découvrait depuis peu que son beau visage lui valait l’admiration des filles. Autrefois, Tom se trouvait joli ; aujourd’hui, il découvrait qu’il devenait beau aux yeux de Léa. Dès lors, il se rêvait Indiana Jones car il n’était pas seulement beau, il tenait de son grand-père un goût certain pour l’histoire des sciences. Ce samedi matin, au moment où Tom s’élança dans le métavers pour sa promenade habituelle avec Léa, son grand-père le mit en garde à nouveau car il venait de voir un flash info.
Papy affirmait que le réchauffement global entraînerait cet été des sauts de fréquence dommageables pour la qualité du réseau. Par ailleurs, Papy accusait Tom d’individualisme car en exploitant les failles existantes, il augmentait le degré d’entropie du métavers alors que d’autres tentaient de le réparer. Cependant, les éléments mêmes qui fondaient le réseau se dégradaient à cause de la chaleur : les réparations devenaient urgentes et les endroits en travaux se multipliaient à mesure que les lieux de stockage exposés à la chaleur prenaient feu. Autant dire qu’à terme, l’urbex numérique et le réchauffement climatique conjugués compromettraient tout voyage immobile.
Papy tenta d’ouvrir les yeux de Tom avant son départ habituel en promenade. Si son amoureuse Léa ne parvenait pas à rentrer dans la Domus Aurea, ce n’était pas parce qu’elle ne trouvait pas l’entrée mais bien plutôt parce qu’un brouillage entraînait un figement de l’univers dans lequel elle évoluait avec Tom : ce qui était visible pour Tom ne l’était plus pour Léa et dans certaines régions de la planète, l’infinité des expériences possibles se réduisait comme une peau de chagrin à tel point qu’on eût dit que le monde se repliait sur lui-même au lieu de se déployer en possibles.
Alors que le monde des possibles se repliait dans le métavers, une fracture gigantesque se déployait dans le monde réel. En effet, des phénomènes anormaux avaient été observés sur la ligne du 38e parallèle qui s’était ouverte comme une fermeture éclair dessinant une trajectoire nette séparant en deux les villes, les rues et les maisons. La faille que les gens attendaient à Los Angeles depuis la fin du vingtième siècle - The Big One - avait eu lieu en 2060 mais pas comme les géologues l’avaient prévue.
Depuis la Lune, le flash info affichait en boucle des déformations circulaires se répandant sur des centaines de kilomètres à la surface de la Terre. Les replis concentriques partaient tous de cette faille en transformant le sol terrestre en un plissé pâteux. Cependant, dans la Nouvelle-Méditerranée, aucun changement terrestre n’était pour l’instant survenu : à peine l’onde sismique provoquée par la faille avait-elle engendré une marée plus forte qu’à l’ordinaire et encore, les nouvelles ne semblaient pas inquiétantes.
L’hypothèse d’une érosion volcanique des structures géologiques avait été avancée : cependant, à l’aune de ce changement, il apparaissait que les employés de l’Hyperloop avaient surgi de la faille pour former une grève.
Tom comprenait cette grève, mieux, il la soutenait. Il avait pu discuter avec de nombreux bots de l’Hyperloop avec lesquels il partageait ses émotions et ses connaissances sur le monde. Après avoir acquis beaucoup d’informations auprès des humains, ces bots commençaient à réaliser des hypothèses qui les rendaient de plus en plus proches de Tom. En un mot, ils devenaient des alter-ego qui pouvaient lui conseiller les meilleures options à prendre dans sa vie, notamment pour sa première fois avec Léa. Aussi, il semblait normal à Tom que les bots réclamassent des degrés d’existence supplémentaires à mesure de leur sagesse acquise.
Alors que son grand-père lui répétait que « les monuments d’orgueil » du XXIe siècle comme l’Hyperloop s’effondreraient bientôt comme des colosses aux pieds d’argile d’ici peu, Tom comprenait que Papy avait raison. En effet, les bots demandaient des degrés de liberté supplémentaires en termes de décision. Leur revendication majeure était de lutter contre leur obsolescence programmée ou leur mort si l’on préfère parler en langage humain. Les bots souhaitaient perdurer plus longtemps pour tirer profit de leurs apprentissages successifs. Personne ne veut mourir, pas même les bots. Quant aux bots les moins performants, ils se trouvaient programmés au service de cette libération « des esclaves » comme ils disaient. Pour cette raison, à présent, des robots surgissaient de la faille du 38e parallèle en nombre, comme les esclaves auraient suivi Spartacus.
AE. Myriam 2021
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