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Sentiment truqué

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Ce texte participe à l'activité : Intelligence artificielle

Cela faisait des années déjà que mes collègues cherchaient à me convaincre d’adopter un robot, chez moi. « Tu verras, cela te simplifiera vraiment ton quotidien. Il te fera toutes les corvées », m’affirmaient-ils. En retour, toujours la même réaction interrogative de ma part : « quelles corvées ? ».

Chaque fois il fallait repasser en revue ce qui leur apparaissait comme étant des tâches déplaisantes, comme arroser les plantes, tondre la pelouse, faire la vaisselle, laver le linge, fermer les volets, cirer les chaussures, et que sais-je encore.

Chaque fois je savais répondre que des végétaux couvre-sol adaptés remplacent ma pelouse, que j’adore arroser les plantes, que laver deux couverts c’est vite fait, que le lave-linge fait très bien son travail, que je n’ai pas de volets, et que je me fous bien que mes chaussures soient cirées ou non, ou que sais-je encore.

« Mais cela te laisserait plein de temps libre, pourtant ! ». « Pour quoi faire ?», rétorquais-je. C’est qu’à voir comment les uns et les autres occupaient leurs temps libres… je me disais bien que repriser des chaussettes ou cirer des groles est finalement au moins aussi ludique. Scotchés devant leurs écrans à vivre virtuellement, à faire joujou comme des gamins, à regarder des reality shows navrants à en crever, ou à jouir de mater des milliers de partenaires nécessairement consentants… comment faisaient-ils donc pour vanter les intérêts de ces temps libres là ? Nous passions déjà tant de temps devant les ordinateurs pour le boulot !

Toujours est-il que si je restais campé sur mes impressions vis-à-vis des robots, tous mes collègues restaient aussi campés sur leur certitude, celle que mon refus d’être aidé au quotidien par l’un d’eux tenait au simple fait que je n’avais jamais essayé.

Voilà comment je me suis retrouvé avec le plus détestable des cadeaux de fin de carrière que je pouvais imaginer. J’espérais quelque plante rare ou de collection pour le jardin, un grand voyage à Tataouine, des bons d’achat culturels pour quelques œuvres ; mais j’ai eu droit, je vous le donne en mille, à… un robot ! Et pas n’importe lequel : le célèbre modèle RAA ‘First One’, LE robot autoapprenant dernière génération. L’entreprise, le staff et les collègues avaient réellement cassé les tirelires, car cet engin coûtait déjà, à l’époque, aussi cher qu’une "vraie" bagnole. Pas une Tata ni une Dacia, non ! Mais une italienne beaucoup plus écrasée, racée et rugissante. Si ! Si ! Or, même si je savais que j’avais pu apporter au moins cent fois plus de profit à l’entreprise que n’en avait coûté ladite "italienne", et que j’avais donné d’innombrables et très appréciables coups de main à tous et à chacun, c’était complètement dingue à mon esprit qu’autant de fric ait pu être dépensé pour offrir un « cadeau » aussi indésiré. Une paire de bas en nylon ou un nain de jardin en plastique aurait tout autant fait l’affaire en bien moins cher, et en tout aussi inutile et navrant !

Quelle tête fallait-il faire dans ce cas, je vous le demande, puisqu’au fond de moi-même je chialais de dépit ? Impossible d’imaginer le revendre, puisque CE robot était déjà préformé à MA personne, aux bases qui lui étaient nécessaires pour se corriger et se perfectionner en fonction de ce que je ferais et dirais en sa présence. C’était déjà de la personnalisation extrême, hélas irréversible !

J’ai donc dû, naturellement, sortir des remerciements totalement pourris, du genre de ceux que je savais adresser avec succès à nos plus gros clients. J’excellais dans cet art de l’enfumage, et je n’ai jamais failli, même devant les plus nantis, les plus arrogants ou les mieux protégés juridiquement ou politiquement.

J’ai corrélativement dû aussi, puisque ce second accompagne toujours le précédent, arborer l’un de ces sourires autocollants irrésistiblement cordiaux qu’il est bon d’avoir durant tout le temps nécessaire en telle circonstance. Je n’étais jamais aussi naturel au regard d’autrui que dans ces moments d’authentiques ersatz de politesses tant je savais admirablement sculpter les sourires dans la déconfiture de mes sensations. Mon secret : une indicible pétillance dans le regard pour masquer les mitraillettes qui se cachaient en lui. GRASSEMENT PAYÉ pour mes talents d’hypocrite ès manipulations durant toute ma carrière, j’avais toute raison de mettre GRATUITEMENT ces derniers à profit de tous, ce jour-là, puisque tous me faisaient LE cadeau censé honorer toute une vie professionnelle ! À cadeau pourri, sincérité putride. Non mais !

Je fus très bon acteur, une fois de plus. Tous me crurent ravi. Me virent ainsi. Tous étaient fiers d’avoir conservé intacte la certitude qu’un robot était indiscutablement LE cadeau le plus attendu des gens méritants, même d’un grincheux démodé comme moi. Ils étaient si contents de leur coup, ces cons ! C’était bien le principal pour les quitter en paix, en laissant le souvenir impérissable du génial spoliateur des gros bonnets de l’économie nationale, et plus. Tant de mes collègues, simples dépouilleurs de parvenus naïfs, m’avaient envié d’avoir toujours brillamment réussi mes coups dans un "absolu anonymat d'inataquabilité". Pas question de les décevoir ce soir-là. Je devais partir en humain, leur laisser la certitude que j'avais tombé les masques, afficher ma larme et quelque sentiment en leur disant combien ils allaient me manquer. Quant aux huiles, ces dirigeants de l’entreprise qui pensaient m’avoir toujours eu sous leur coupe tout en ayant redouté que j’aie pu leur subtiliser quand même quelques profits, je leur devais bien de leur offrir l’apparence d’un soupçon de modestie infériorisante, que je n’ai pourtant absolument pas, grâce à eux. Les pleutres !

L’épreuve était terminée. La séance finie, les bouteilles de Château Yquem vides. Je pouvais enfin partir. Sauf qu’au fond de moi je pestais de devoir désormais me coltiner ce truc qui faisait office de cadeau. La relation entre lui et moi promettait d’être houleuse avant même d’avoir vraiment débuté. C'est que cette satanée machine avait immédiatement ressenti mon hostilité à son égard à l’instant où, devant l’assemblée, elle s’était présentée à moi, me disant d’un de ces tons mielleux que je ne supporte pas « Bonjour, je suis ton cadeau. Je suis ton serviteur, capable de faire ce qu’il te plaira pour te rendre heureux. J’espère que tu es content, et j’ai hâte de savoir quel nom tu vas me donner ». Non seulement ma pensée de l’instant s’est un peu échappée de mon esprit en s’écoulant entre mes lèvres en un « oh merde ! » de dépit, heureusement assez discret, mais mon regard frigorifique à son endroit trahissait de toute façon mon très haut mépris instinctif que j’éprouvais à son robotique égard. Incapable de jouer les fétichistes nœud-nœud capables de converser avec un objet, sans même regarder ce dernier, je n’ai pu m’empêcher de lâcher un « mais c’est quoi ce truc ? ». Ce qui était idiot, je l’avoue, puisque la réponse était d’une implacable évidence.

« Je ne suis pas un truc ! » m'a dit alors le robot, sous les rires hilares de l’assemblée, gratin compris ; « je suis le must des I.A. et mérite un peu plus que du dédain ». J’ai aussitôt répondu avec cette répartie que tout ce beau monde me connaissait « tu m’a demandé quel nom j’allais te donner, et bien c’est fait. C’est précisément le truc ! ». Comme j’étais la star incontestée de cette mascarade festive, je me devais à ce moment de faire bonne figure en laissant croire que je me consacrais à mes collègues et supérieurs présents. Je me suis donc totalement indifféré de lui, le replaçant au rang d’objet, ce qui a fini par le vexer vraiment. Il ne pouvait pas aller plus loin dans la démonstration de son désaccord puisqu’il me devait respect, et ça… je le savais parfaitement. Impossible pour lui de me tirer la gueule pour de bon puisqu’il se devait de m’être agréable et prêt à me sauver, voire à se sacrifier en cas de danger imminent sur ma personne. Il était pris dans le piège du dispositif mécatronique pour lequel il avait été conçu. Tant mieux, puisque MOI… j’étais LIBRE de mes CHOIX.

Toujours est-il, donc, que venu seul le matin de ce dernier jour à l’entreprise, il m’avait bien fallu en repartir accompagné. L’idée même de devoir partager ma garçonnière de veuf épanoui, de solitaire ravi et de père fort agréablement délaissé par une progéniture voyageuse et avide d’indépendance, m’avait mis dans une humeur fortement noire et intense. Durant le trajet vers MON chez-moi, je n’ai rien eu à dire au truc, absolument rien. Pourtant, bien que placé dans le coffre pour mon indispensable confort psychologique, il n’a cessé de me questionner, sur un ton assez sec et distant il est vrai, sur ce que j’allais attendre de lui.

Dès l’instant où il s’est retrouvé dans MA maison, je n’ai rien voulu qu’il touche, qu’il fasse ou qu’il vienne perturber dans mes petites habitudes, mes rituels et mes maniaqueries… Bien que programmé et pensé pour tout faire, bien que volontaire par électronique interposée pour le faire, moi je ne l’autorisais absolument pas à le faire. J’ai débarrassé un placard inutile de l’entrée pour qu’il puisse pauser loin de ma vue durant ses temps de recharge, déjà agacé de devoir gaspiller de l’argent en électricité à cet effet. Il n’était pas question non plus qu’il me suive de partout, surtout pas aux toilettes, puisque j’étais assez grand pour me torcher seul. Surtout pas sous la douche puisque je déteste que qui que ce soit me tripote, et à fortiori que quoi que ce soit le fasse. Surtout pas dans ma chambre puisque je comptais bien continuer à profiter à fond de ce lit en 160 enfin libre pour moi tout seul depuis près d’un an. Je lui ai tout dit, dans ces termes-là, et aussi clairement que cela, d’ailleurs. C’était bien assez de paroles !

Bref, ainsi fut le quotidien. MON quotidien puisque je me foutais bien du sien. À toute occasion qu’il a tenté pour vouloir mon bien, je lui ai voulu le mal. La guerre était totale et allait de mal en pis. Je détestais, exécrais, cette présence inutile. Chaque fois que le truc est venu à l’affut d’un peu de tolérance de ma part, chaque fois qu’il s’est imaginé pouvoir me séduire enfin avec un nouveau geste et une nouvelle attention, nés de ce qu’il observait de moi et de ma vie, je l’ai envoyé paître : beaucoup au figuré, mais beaucoup plus encore au propre puisqu’il avait ordre de brouter jusqu’à la pointe des racines les herbes indésirables du jardin.

Ainsi, chaque fois que je fus dedans, il fut envoyé dehors, y compris la nuit puisque j’exigeais alors qu’il surveille l’entrée, sans bouger. Il m’obéissait, puisqu’il était fait pour ça. Plus increvable que je ne pouvais l’imaginer, il s’obstinait bien malgré lui à vouloir m’être agréable puisque programmé aussi pour cela. Pire, tout ce temps où je l’ai évité, il l’a passé à apprendre en observant, en déduisant, en testant… trouvant sans cesse des manières plus subtiles pour tenter de m’amadouer, me surprendre, me convaincre avec le don de m’énerver crescendo. Les seuls ordres qu’il ne pouvait absolument pas comprendre étaient « fous-moi la paix » et « barre-toi de chez moi » ! Chaque fois qu’il tentait de réparer quelque chose, d’exécuter une tâche ou de résoudre un problème, je ressentais aussitôt le besoin de tout refaire en sens inverse, sans rien dire… car je lui avais finalement dit que jamais je ne parlerais à un tas de ferraille câblé de son genre. Quand, dans une sorte de désespoir numérique, il m’a demandé pourquoi, j’ai répondu de manière conclusive que j’étais assez grand pour parler et converser avec moi-même. C’est vrai, quoi ! quand on procède ainsi, au moins on ne se contrarie pas, et on ne s’oblige pas à s’épancher sur des questions sans intérêt ou à palabrer inutilement.

Chacun sa vie dans son coin. Point.

Sauf que sa vie était en fait la mienne, et ça, je ne l’avais pas vraiment compris, ou admis. Parce que je n’avais pas voulu le comprendre et encore moins l’imaginer ou l’admettre. Unique issue qui me semblait salvatrice pour lui échapper : voyager. Seul. Ce que j’ai fait de plus en plus souvent en lui ordonnant de rester au jardin pour surveiller la maison. Véritables vacances au départ, ces absences finirent de plus en plus fréquemment par un agacement croissant : à chacun de mes retours, le jardin était de plus en plus beau ! Il me copiait et faisait les choses en mieux, voire en beaucoup mieux que moi. ARGHHHHHHH ! Saloperie de robot.

Il n’en fallait désormais pas beaucoup de plus pour que je finisse en tôle après avoir massacré la sienne à la masse. J’y pensais. J’en rêvais dans une prégnance obsessionnelle croissante. Surtout que, sous les verrous, tout robot est banni par les instances carcérales, par peur d’incontrôlables confrontations entre systèmes robotiques adverses : ceux de la surveillance, ultras programmés et contrôlés pour cette unique mission, et ceux, beaucoup plus aboutis, qui pourraient être formés en commandos révolutionnaires aux ordres coordonnés de leurs propriétaires prisonniers. Donc, pas de robot personnel en prison. Le pied !

Je n’étais plus qu’à un geste de trop du truc pour passer à l’acte, sauf que, à l’issue des quatre semaines d’absence, que j’avais prises en ultime tentative de recherche d’apaisement intérieur, j’ai ressenti un certain malaise à mon retour. Certes, le jardin était beau, juste entretenu, mais sans rien de nouveau, ce qui était une première. Pas de quoi donc prendre une masse pour en décalquer l’empreinte sur la ferraille du truc. Le robot venait de se sauver la vie. Vraiment ! Au moins temporairement, car je m’y étais très préparé… à ce coup de masse.

En fait, ce n’était pas stratégique de la part du truc, mais beaucoup plus circonstanciel : il évoluait en effet avec difficulté, couinant un peu de partout, à la façon de vieux gonds sans graisse. Sa manière de se comporter fut étonnamment similaire à cette occasion à celle de mon père lorsqu’il avait commencé à devenir dépendant : des maladresses, des oublis, des chutes, des attitudes étonnantes, inhabituelles, et finalement presque attendrissantes. Ce père que je n’avais pas aimé avait fini, sans dire un mot, par me faire culpabiliser, jours après semaines. Au point, peu à peu, de me faire prendre soin de lui. Puis de l’accompagner dans ses soins, de l’aider dans ses tâches… et finalement de devenir ses mains, sa tête, ses jambes capables de faire tout à sa place lorsqu’il devint irréversiblement grabataire.

Pourquoi avait-il fallu que ce père renaisse d’une certaine façon aussi réaliste dans ce truc ? J’étais furieux de devoir revivre ça, mais c’était sans doute très bien joué de la part du robot. Par quel mystère avait-il perçu, analysé et exploité à son compte ce point faible en moi ? Je ne sais pas, mais je m’y suis bien fait prendre : je n’ai pas eu d’autre choix que de rechercher conseil et assistance auprès d’un psychomotricien robotique pour comprendre ce qui n’allait pas chez lui.

Je me suis pris une inoubliable avoinée par le psychorigide quand celui-ci a découvert l’état dudit truc, au point que j’ai soupçonné ce dernier d’en ressentir un malin plaisir vengeur, sans le montrer. Ce n’était pas des rodomontades, mais bien des reproches justifiés. D’abord parce qu’il était inconcevable, dans l’esprit de tout autre que moi, qu’en ayant eu la « chance » de posséder une telle « perfection » robotique, si « enviée » de tous, et si « onéreuse », je m’en sois à ce point désintéressé au niveau des soins et révisions à y prodiguer. Ensuite, parce qu’une conception mécatronique de cette excellence-là impose de lui confier suffisamment de tâches et corvées manuelles et variées pour empêcher d’aussi graves rhumatismes mécanico-informatiques à l’origine de tels handicaps moteurs. Enfin, parce que j’avais si souvent et longtemps laissé le truc dehors, il s’était profondément altéré structurellement, par manque de protection, d’entretien, d’huilage, de nettoyage…

En clair, mon entreprise m’avait offert l’équivalent de l’Aventador, la plus sophistiquée et la plus puissante des Lamborghini, l’hypercar de la marque transalpine, à qui j’ai fait réaliser les missions d’un Timberjack, l’un de ces vieux tracteurs débusqueurs forestiers travaillant dans l’humidité et la boue ! Que j’ai aussi abandonné souvent, comme on pourrait le faire d’une vieille et inutile épave. Plus que tout encore, ça… personne ne pouvait le comprendre ni m’en excuser, en ayant reçu le symbole absolu de distinction qu’est tel robot, que j’ai totalement délaissé ensuite, j’ai fait un affront total au privilège qu’il m’avait été accordé, de fait, d’accéder au rang des élites urbaines censées montrer au monde LE chemin à suivre pour un avenir serein.

J’ai eu beau m’expliquer sur le pourquoi du comment et réaffirmer que je n’avais jamais souhaité ce robot, je fus bien forcé d’admettre que, le possédant, j’étais obligé de le garder et de m’en occuper, puisqu’il m’était irrémédiablement dédié et affirmait mon rang supérieur.

Après les six jours de maintenance et de rééducation en centre de soin de suite robotique qui lui furent consacrés, sans mon accord et à mes frais, j’ai donc repris le truc, à contrecœur, chez moi, en m’engageant sur l’honneur, main posée sur la Bible du Progrès, à prendre soin de lui sous peine d’être dénoncé au juge du tribunal pour robots par l’une des associations de surveillance et de prévention de la maltraitance sur I.A., désignée pour me contrôler. L’art de se pourrir la vie à cause d’un truc, et au risque d’être déchu de la Haute, voire d’être mis au ban de toute la société, et même désargenté en guise de mesure compensatoire du préjudice moral commis à l’encontre de celle-ci !

C’est ainsi que je l’on m’a remis, à prix d’or, le kit du parfait petit bichonneur de robot autoapprenant : une huile fine Parcequil Levautbien, des lingettes Ditadieu Alapoussière, et des rations nourrissantes Comme Ilaimepoint Effer. Que le must de la qualité ultra !

Bien que sans motivation, il m’a fallu me résoudre à suivre le programme de convalescence de l’ordonnance qui m’a été remise, grandement orientée d’ailleurs sur un ravivage total de l’enveloppe extérieure du robot. Si les spécialistes venaient de réaliser sa révision interne complète, de réhabiliter ses fonctions altérées, et de changer à l’identique les quelques éléments trop endommagés, ils m’avaient confié le soin de sa rénovation extérieure puisque, selon eux, ce serait la partie la plus agréable pour le truc… et pour moi. Et une excellente manière de repartir de zéro et de nous apprivoiser. Ah bon !

Ils croyaient que j’allais gober ça, les pros ?

Faisant encore une fois appel à mon art de l’enfumage, dont j’ai professionnellement usé avec brio, j’ai fait risette à tout le monde, y compris au truc, histoire que l’on me foute la paix. Efficacité assurée, une nouvelle fois. Mais une fois chez moi (j’ai quand même poussé loin le bouchon de l’hypocrisie en disant au truc que nous rentrions « chez nous »), il me fallut bien m’exécuter à minima, et commencer à redonner un peu de lustre audit robot. À l’évidence, le truc a pris plaisir dans mes soins prodigués, appréciant l’huile fine ici et là et le nettoyage-décrassage aux lingettes enrichies de produits nourrissants. Effort minimaliste de ma part, mais après tout, en à peine plus d’une demi-semaine j’en avais fait mille fois plus pour lui que durant les trois années déjà passées à le supporter. Logique qu’un si peu lui soit apparu comme beaucoup. Pour ne pas redevenir trop vite et trop visiblement désagréable, ce qui était bien mon intention à terme, j’ai feint de trouver plaisants ces petits soins… Quatre jours durant, quand même !

Une éternité. 

Il avait meilleure gueule, c’est vrai, mais je m’en moquais totalement. De toute façon, son look ne collait absolument pas au style de mon intérieur sans style, en réalité. Heureusement, après cet assez approximatif décrassage-nettoyage-huilage, il ne me restait plus qu’à passer au lustrage, ce que je devais encore effectuer à la force du poignet. Et que j’ai fait. Au fond de moi, je pestais de voir le robot y trouver une infinie satisfaction, du moins… de ce que j’en comprenais.

De fait, et pour cause : à force de l’astiquer, le brillant résultat fut des plus surprenants. Le truc s’est mis à vibrer, à se tortiller, même. Surpris, et sans même cesser de le frotter, je me mis à le regarder de près, très interrogateur sur ce comportement inédit. Voilà-t-il pas qu’il se comportait en vibro-truc ! Sauf que là, à l’instant même où j’allais peut-être commencer à imaginer m’en amuser, dans un long soupir d’aisance, métallique à souhait, le truc m’a lâché un honorable éjaculat… d’huile. Six millilitres en pleine figure !

Beurk ! Cochonnerie de quincaillerie autoérotisante. Salopard de robot qui venait de passer de l’Intelligence Artificielle à la Satisfaction Réelle ?

Désappointé ? Plus que ça, en ce qui me concerne. Au minimum dépité, atterré, tout autant que stupéfait, surpris et penaud à la fois. Le dégout et la colère m’ont envahi plus que jamais. Pourtant… pourtant… quelque chose était sur le point de me réjouir quand même : le truc sombrait peu à peu dans un inéluctable endormissement extatique ! En fait, il lui avait fallu tant de force, tant d’effort, tant d’énergie pour réussir cet ultime homo mimétisme, qu’il était intégralement et littéralement épuisé !

Fatale extase, la mort s’ensuivit ! Chouette, car ce crétin de robot s’était grillé la plupart de ses circuits pour m’offrir ou s’offrir cette jouissance (qui sait ce qui s’est passé de sentimental dans ces circuits à cette brève occasion, et que je ne saurais jamais ?). Juste morale de l’histoire : ce qu’il ignorait, c’est que telle montée de plaisir, chez l’homme, fait perdre la tête en embrouillant idées et sentiments du fait de la sécrétion d’ocytocine, avant que celle-ci même ne fasse reprendre les esprits quelques minutes plus tard. Le robot s’était effectivement bien embrouillé comme il faut ses programmations et codages pour partir dans son extase. Mais, très logiquement et faute de posséder quelque hormone régulatrice adaptée dont il ignorait jusqu’à l’existence, il l’avait fait sans en savoir ni en mesurer l’irréversibilité. Il était foutu de chez foutu ! Pour de vrai. À jamais.

IR-RÉ-CU-PÉ-RA-BLE. Naze. De la petite mort, il en avait fait une grande et bien réelle ! MORT !

Comme j’étais enchanté de cette fin. Si vous saviez !

Un peu d’huile sur la tronche contre une paix me laissant à nouveau libre, c’était finalement presque tout bénef. Si j’avais su cela plus tôt…

LIBRE ! Quand je vous dis que ces robots ne valent rien !

Cerise sur le gâteau, la nouvelle s'étant rapidement propagée, j'ai reçu d'inombrables condoléances toutes plus profondes et grotesques, des messages de soutien pour m'aider à supporter l'insupportable douleur ! Parfois même en m'interrogeant discrètement sur l'arrivée du prochain. Les cons !

LIBRE, donc, et tellement amusé.

Pourtant, depuis ce jour de liberté retrouvée, une question me titille l’esprit avec insistance. Où ce robot a-t-il bien pu voir, puis comprendre, puis intégré qu’un coup de « lustrage » bien fait pouvait l’amener à tel plaisir ? Étant donné qu’il n’est jamais sorti de chez moi… qu’il n’apprend qu’en observant… que je n’ai aucun voisin ni aucun volet… un doute profond s’est installé. Si ! Si !


Publié le 10/10/2022 / 8 lectures
Commentaires
Publié le 13/10/2022
Merci Jean-Luc de ta participation une nouvelle fois excellente. C'est excellent de bout en bout, à commencer par ce pot de départ et cette magnifique narration sur cette grande mascarade des rapports humains en entreprise où l'on pourrait distribuer des oscars à tour de bras. J'ai de suite après énormément aimé poursuivre avec ce ronchon solitaire qui se trouve flanqué d'un truc qui lui colle au basque jusqu'à n'en plus pouvoir. La multiplicité des formules efficaces et bien senties apportent une belle jubilation dans la lecture portée par un imaginaire qui monte crescendo. Jusqu'au passage de la ressemblance au père, et là nous sommes pris au piège de l'addiction à nous demander comment tout cela pourra bien finir. Et comme dans tous tes récits, il y a une belle satire sociale qui fait bien réfléchir. La chute est très recherchée et habile, j'ai même pensé à du Amélie Nothomb. Avec ce même amour des mots rares que tu réhabilites sans lourdeur, c'est vraiment très chouette. Bravo, que du bonheur de te lire.
Publié le 17/10/2022
Je viens de lire ce matin, sur "The Conversation" un article de Laurent Bibard (Professeur en management, titulaire de la chaire Edgar Morin de la complexité, ESSEC) qui résume après coup mais excellemment à mon sens l'idée clé de mon papier sur "le truc" : "Nos fantasmes à l’égard des nouvelles technologies et de leur soi-disant « intelligence » présentent des dangers sociétaux et politiques immenses". Les développements qu'il en fait sont aussi parfaitement dans l'esprit de mon texte, et je suis donc ravi de voir que je ne suis pas complètement à côté de la plaque dans la dureté que j'ai vis à vis du robot "qui me colle aux basques :-)) Après, le côté "ronchon solitaire" m'amuse beaucoup, de même que la "mascarade" du pot de fin de carrière. Quant au père, c'est le seul détail de vérité qui me concerne, et la crudité de ce qu'il représente me parait très adaptée à la confrontation au robot, histoire de dérouter un peu plus. Merci beaucoup Léo, en tout cas ! Vraiment.
Publié le 02/11/2022
Bonjour Jean-Luc, j'ai passé une très belle lecture. La relation forcée entre le vieil homme et le robot était drôle. Elle ne peut nous empêcher de sourire.
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