Sur les Rebords du Monde (extrait)

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          Les songes sont l’expérience de la mort à bas prix.

Ils associent la confusion à l’inintelligible pour transcrire la perfide beauté de l'inavouable. Ils sont l’instant volé à la conscience par l’esprit débridé. La caracolante chevauchée de l’impossible se mettant à la portée du soi endormi. 

Et l’on se prend alors à toucher de la main leurs cravaches absurdes et à saisir les rênes de ce dont on se croyait incapable. Les rêves trahissent la course de la réalité pour révéler à lui-même celui qu’ils entraînent. 

Ils inversent les sens de l’opprimé pour le pousser à se débattre, ils tordent la perception de l’obstiné pour qu’il se questionne. Ils rappellent à l’ordre ou au chaos, à la rébellion ou à la fuite. Ils sont les fantômes de la part de l’esprit que l’on refreine, qui insaisissables et volages, s’adonnent à la frontière de nous-même dans l’espoir d’y être entendus. Ils sont les enlumineurs scandaleux de nos désirs, de nos remords et de nos peurs. Et je crois, qu’au fond, rien n’est plus dangereux ou plus salvateur qu’un esprit qui se laisse guider par l’encre de ses rêves. 

                  Ceux de Sarah hurlaient à la lune pleine. Ils étaient devenus les rôdeurs aux babines écumeuses qui, par leurs va-et-vient, rappellent l’esprit à son crime de sang. Leurs cris poursuivaient la brise nocturne jusque dans le vacarme du jour, ne s’accordant de répit que pour reprendre leur souffle. Les rêves harcèlent les vivants jusqu'à leur mort. C’est pourquoi, je crois, que l’ataraxie de l’âme ne peut que seconder l’épitaphe de la tombe du corps. 

Sarah avait compris cela. Que les rêves redoublent de violence lorsqu’on les ignore. Qu’ils s’affranchissent de la barque de la morale pour traverser l’improbable à la nage. Et qu’ils ne cessent leur tumulte que lorsque l’esprit, cédant à leur appétit des eaux troubles, se résout enfin à les rejoindre sur l’autre rive. 

                C’est le cœur embourbé dans la décadence de ses songes que Sarah finit par rejoindre l’autre côté. Je la vis s'avancer, déjà à distance d’elle-même, déjà perdue et déjà sauvée, dans l'avare abyssalité de la mer qui ne la rendit jamais.  

          Il n’y a de plus grande peine au monde que de ne savoir retenir celui qui s’enfuit. C’est l’apogée de l’impuissance qui emmure, c’est l’incapacité cireuse qui étouffe. Car rien ne peut alors empêcher celui qui croit en la libération de son âme par le sacrifice de son corps. Les dés sont jetés lorsqu’en son for intérieur, la grandiosité irréversible du départ l’emporte sur toutes solutions terrestres.

La mort magnanime alors s’impose, se respire, puis se dramatise. 

Des pétales de larmes s’étaient déposés sur les dernières lignes de l’aveu de ses tourments. Mais c’est à travers elles que je comprenais l'étendue de la détresse de Sarah. Ses choix cornéliens enragés par l’ombre de son isolement et son paradigme alambiqué d’un monde dont la noirceur ne pouvait être pardonnée. Sarah avait sombré dans l’intransigeance. Dans l'intransigeante excentricité de ceux qui se condamnent sans procès à l’exil, de ceux qui subitement s’intolèrent, et se déshéritent du droit même d’exister. 

             Et ce sont ses rêves qui, chaque soir, la rappelaient au châtiment sisyphéen de son crime. Elle redevenait chaque nuit, la pietà déchue et désanctifiée, portant à son sein ce fils dont elle avait ôté la vie. 

Puis lentement, elle le déposait là, dans les herbes hautes bordant la Route 101, sous les ecchymoses de la lune qui, elle aussi, s’était mise à pleurer.

Elle avait alors tout juste le temps d’arranger une dernière fois les cheveux erdrant au front de l’enfant, avant qu’ils ne surgissent. Implantant leurs crocs en son flanc, la traînant à l’écart de la nuit, là où les cris s’évanouissent dans la démesure de l’espace et du temps. Et rien ne restait alors que la douleur de ce corps supplicié par la déraison de son âme, et l’écho du vol des corbeaux repus, rejoignant d’un battement d’ailes, les oreilles d'une autre louve qui, auprès du cadavre de l’enfant, avait pris sa place. 

           C’était, à travers le symbole du détachement de la chair, la mise à nue de la souffrance de l’âme. L’appel au dépècement violent d’une culpabilité indicible. 

L’aveu est le loup du crime. 

Il est le prédateur de la conscience et l’arracheur de masque. 

Il divulgue, par la morsure de l’âme, ce qu’elle dissimulait sous les traits d’un visage intact.

Et c'est ainsi que Sarah redevenait, chaque soir, l’écorchée vive de la vérité, scalpée par l’impudeur de l’aveu.

 

 


Publié le 30/10/2025 / 8 lectures
Commentaires
Publié le 13/03/2022
T'es mots résonnent avec toute la violence, toute la férocité, et toute l'absurdité des tourmentés, comme Sarah qui hurle sans se faire entendre sa culpabilité et son esprit désorienté. Toujours aussi bien écrit. Songes tourmentés et/ou réalité-cruauté ? Telle est la question que je me pose à la fin de ma lecture... Tu fais ressentir en même temps tant d'empathie pour ton personnage, perdue dans ses orages, au bord du naufrage. J'aime beaucoup Merci pour ce texte Sam
Publié le 29/03/2022
Pour répondre à ta question, ce sont des songes tourmentés à cause d'une réelle cruauté passée:) Merci pour ton commentaire au sujet de l'empathie que le lecteur peu ressentir, je me demande souvent si l'on peut s'attacher à mes personnages:)
Publié le 14/03/2022
Je n'ai pas les compétences pour juger. Je ne peux que faire de mon mieux pour décrire comment tes mots ont vécu dans mes murs. En début de lecture, je galère toujours à te suivre, trop compliqué et abstrait pour ma cervelle et sans doute aussi à cause de mon intransigeance à vouloir comprendre plus ou moins parfaitement. Mais assez rapidement, comme par magie, le décodage se fait plus rapidement. Alors, les difficultés premières disparaissent pour laisser apparaître le sens des mots. un sens grave. Ce glissement que mon cerveau a opéré en lisant ton texte m'a rappelé les glissement de mix dans "wish you were here" qui, ironie du sort, parle aussi d'un être disparu. Et puis oui, je me suis rapproché du sens. J'avais d'abord écrit qu'après la forme, le sens apparaissait. C'est évidemment idiot. Le sens apparaît à chacun comme il apparaît parce que tu as choisi les mots que tu as choisi et que tu les as agencé comme tu les as agencés. Finalement, ce sont surtout des images qui me sont apparues, comme dans un rêve, en parcourant ton texte en fait doublement onirique. ;-)
Publié le 29/03/2022
Merci d'avoir pris le temps d'entrer dans ce texte et de, par la suite, m'expliquer ton ressenti, c'est très précieux:)
Publié le 14/03/2022
Je voulais reprendre une de tes phrases que j'ai aimé lire, et puis il y en a eu deux, trois, quatre... j'aime ton écriture sur le fil du rasoir, entre ta magnifique poésie et toute la laideur du monde et de ses violences. Je réitère mon propos concernant les chants de Maldoror qui résonnent dans le fracas de tes images saisissantes. Vraiment bravo.
Publié le 29/03/2022
Je suis à chaque fois soulagée de voir que tu apprécies chacun des extraits publiés !
Publié le 15/03/2022
Comme Léo, je cherchais une citation à mettre en intitulé. Mission impossible, devant l’afflux de phrases possiblement à souligner. J’ai opté pour la dernière, parce que j’aime cette façon que tu as d’afficher un dernier point sur la phrase choc qui nous laisse bras ballants. Sam, je ne cesse d’être subjuguée par le souffle de ta plume ! Merci :)
Publié le 29/03/2022
Merci Allegoria, vraiment !
Publié le 20/03/2022
Eh bien, quel texte.. J'aime beaucoup ta façon de disséquer l'âme avec minutie, de donner de la raison à l'impalpable comme le fit Proust. Ta prose me ramène à celle du grand Michel Suffran... C'est dire... C'est très beau, très plein, très abouti, très riche. Juste un minuscule remarque et qui n'engage que moi et mon oeil profane de lecteur, attention au trop de richesse dans le style quelquefois. Une phrase forte abondante et riche, pour qu'elle explose à l'esprit, doit (à mon sens) être portée par une prose un peu moins soutenue afin qu'elle explose dans l'esprit de toute sa substance. Comme le dirait un vieil ami écrivain " Il faut toujours en garder sous la pédale". Mais quel beau texte. Merci beaucoup
Publié le 29/03/2022
Merci beaucoup pour ta franchise! Tu pointes ici ma plus grande crainte: un style trop rébarbatif ! Hélas, je travaille par courtes sessions, en prenant sous la dictée les phrases de cette petite voix intérieure que l'on appelle sans doute "inspiration" ( méthode atypique ?). Je ne retouche jamais mes textes, je ne contrôle ni le style, ni l'histoire. C'est mon plus gros problème...
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