Gaïa se redressa et se cala du mieux possible dans ses oreillers qu’elle s’efforça de bien disposer dans son dos. Cela faisait plusieurs décennies qu’elle était alitée, et ces dernières années, son état s’aggravait à vue d’œil. Elle avait de plus en plus de mal à se remémorer les premiers symptômes qui s’étaient manifestés, il lui semblait bien que c’étaient ses capacités respiratoires qui avaient été affectées. Mais tout cela n’était rien avec les souffrances qui l’accablaient désormais au quotidien : elle se consumait de l’intérieur, elle s’asséchait, elle sentait comme des griffes martyriser son corps entier, des douleurs vives qui lui confisquaient ses dernières forces dans une bataille qui lui semblait perdue d’avance.
Elle tendit à nouveau l’oreille et perçut plus distinctement les voix d’Ouranos, Ouréa et Pontos, qui semblaient se chamailler, puis des coups contondants s’ensuivirent, un vacarme assourdissant qui ne semblait pas vouloir s’arrêter.
Elle mit ses mains en porte-voix et héla les prénoms de ses trois progénitures. Elle y employa toute sa force et détermination afin de tenter de couvrir ce tohu-bohu qui l’inquiétait désormais au plus haut point. Mais cela ne suffit pas, alors elle concentra tout son souffle dans une injonction collective qui finirait bien par leur parvenir : « el niños ! ».
Le silence se fit instantanément et elle entendit une belle débandade venir dans sa direction. C’est Pontos, qui ouvrit la porte avec vigueur et qui se positionna le premier à un mètre du lit, sous le regard d’Ouranos qui semblait satisfait que son frère se positionne avec précision à l’exact emplacement qu’il avait défini pour se présenter à leur mère, lorsqu’elle les appelait de la sorte. Ouréa s’aligna à son tour avec un sourire sincère.
- Mais qu’est-ce donc tout ce bruit les enfants ? questionna Gaïa désireuse de comprendre tout ce remue-ménage…
- On jouait à la guerre, répondit spontanément Ouréa de toute sa candeur
- Ouréa… tonna Ouranos, ce n’est pas un jeu, la guerre est une affaire très sérieuse…
- La… la… la guerre ? Mais voyons, vous savez très bien que c’est une chose horrible, qu’est ce qui vous est passé par la tête ?
- Ils doivent tous mourir mère, il en va de ta survie ! s’exclama Pontos le visage fermé.
- Mourir ? Mais qui donc Pontos ?
- Ces humains que tu protèges depuis toujours et qui ne méritent pas ta douceur ni ton indulgence. Ne vois-tu pas ce qu’ils font depuis toutes ces années ? À tout ravager, à t’accabler de chagrin et de souffrances indicibles ? Et tu crois que nous devrions rester là les bras croisés ? balança Ouranos d’une traite.
- Mais que faisiez-vous, quels étaient tous ces bruits horribles ?
Ouranos avança d’un pas et expliqua à sa mère la stratégie mise en place pour venir à bout de ces parasites d’humains comme les qualifiait avec détestation Pontos. Il avait confié à Ouréa les effets pyrotechniques, avec des incendies titanesques qui éradiquaient toutes formes de vie sur leur passage. Il se chargeaient également de répandre la sécheresse et d’innombrables canicules devenues désormais la norme ; et porter un coût constant au moral des humains. Ponto avait naturellement hérité des éclairs, tempêtes, typhons et autres tornades qui sévissaient sur terre comme dans les mers sans répits. Et Ouranos de prendre en compte les "grandes œuvres" que sont les tremblements de Terre et autres Tsunami, pandémies et invasions de criquets, et selon ses prédictions, ils remporteraient la guerre en moins d’un siècle…
Gaïa versa des larmes et ses enfants se précipitèrent sur le lit et la prirent dans ses bras. Ils lui assurèrent qu’ils ne souhaitaient pas la faire souffrir, mais bien trouver une solution à tous ses maux qui semblaient la pousser vers une mort certaine. Elle les embrassa et leur demanda d’être très attentifs à ce qu’elle se devait de leur dire. Et tous trois se blottirent contre leur mère.
- Je comprends votre colère, mais vous prie de cesser immédiatement, même si je sais bien que même sans vous l’humain est en guerre perpétuelle. C’est ce qui se voit et c’est ce qui saute aux yeux effectivement, et tout semble n’être que destruction. Et pourtant si vous faisiez l’effort de vous éloigner de ce qui se voit le plus pour vous attarder sur la très grande majorité des humains il se pourrait bien que vous mettiez un peu de bleu sur votre toile bien terne et qui sait, peut-être même un soleil resplendissant. Si vous étiez un peu plus attentifs, vous comprendriez que pour quelques-uns qui saccagent, une grande majorité aime à construire en toute harmonie, aiment à nourrir de profonds sentiments bienveillants. Ils sont plus nombreux chaque jour à s’engager. Après avoir vous-même semé la pagaille, vous êtes-vous attardé à regarder toutes celles et ceux qui conjuguent leurs efforts pour faire vivre lune solide et durable solidarité avec cœur ? Alors à quoi bon vous lancer dans une troisième et funeste guerre mondiale ? Le monde grandit en actes exemplaires, c’est ce virus-là qu’il faut répandre mes enfants : de l’amour. Il faut être patient et faire confiance…
Gaïa profita de ce calme recouvré et de toute leur attention pour leur léguer une part de son humanité qu’elle défendait avec passion.
— Voyez-vous les enfants ce tableau ? C’est l’œuvre d’un humain qui s’appelle Timothy Easton et qui s’appelle Down to the sea.
Les enfants restèrent interdits, ils étaient persuadés que c’était leur mère dans cet amour excessif porté aux humains qui l’avait peint. Ils se levèrent et s’approchèrent à pas de velours pour contempler cette toile.
- Qu’est-ce que cela vous évoque ? murmura Gaïa pour préserver la magie qui s’opérait.
- Il y a une mère avec ses enfants face à une mer, releva Ouranos…
- C’est calme et c’est beau, souligna Ouréa…
- Ça m’apaise et me fait beaucoup de bien reconnu Pontos,
Tous trois firent silence et versèrent à leur tour une larme.
- Seuls les cœurs sincères peuvent être touchés par la grâce et accepter de livrer leurs sensibilités sans crainte et sans honte. N’oubliez jamais les enfants de vous émouvoir, d’avoir de l’empathie, de nourrir et de préserver ce qui est fragile plutôt que de tenter d’anéantir la vacuité…
Ouréa sentit que c’était le moment pour livrer une récente trouvaille qui lui semblait aller parfaitement bien avec la circonstance. Une mère avec une mer comme l’avait dit Ouranos lui remémorait un texte qu’il avait appris par cœur et que de toute évidence il n’avait pas oublié. Il s’agissait d’un poème d’un humain aussi, celui de Pierre de Marbeuf qui s’intitulait « Et la mer et l’amour… » :
« Et la mer et l’amour ont l’amer pour partage,
Et la mer est amère, et l’amour est amer,
L’on s’abîme en l’amour aussi bien qu’en la mer,
Car la mer et l’amour ne sont point sans orage.
Celui qui craint les eaux qu’il demeure au rivage,
Celui qui craint les maux qu’on souffre pour aimer,
Qu’il ne se laisse pas à l’amour enflammer,
Et tous deux ils seront sans hasard de naufrage.
La mère de l’amour eut la mer pour berceau,
Le feu sort de l’amour, sa mère sort de l’eau,
Mais l’eau contre ce feu ne peut fournir des armes.
Si l'eau pouvait éteindre un brasier amoureux,
Ton amour qui me brûle est si fort douloureux,
Que j'eusse éteint son feu de la mer et de mes larmes."
Il déclama si justement le poème que Gaïa songea un instant que la poésie pourrait bien sauver les hommes…
La nuit qui suivit fut calme et apaisée et il sembla même à Gaïa que ses douleurs intérieures s’étaient tapies dans un recoin de son corps. Un nouveau jour se préparait.
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