Une fois connecté à votre compte, vous pouvez laisser un marque-page numérique () et reprendre la lecture où vous vous étiez arrêté lors d'une prochaine connexion en vous rendant dans la partie "Gérer mes lectures", puis "Reprendre ma lecture".

Une vie comme beaucoup d’autres, peut-être…
L’internat, la pluie sur le velux

PARTAGER
Ce texte participe à l'activité : 7 jours pour tout changer

L'internat – La pluie sur le Vélux

 

Il a seize ans quand il entre à l’école hôtelière.

Un concours, une réussite, un billet pour ailleurs. Ailleurs que la maison. Ailleurs que les cris. Ailleurs que l’ambiance étouffante. Il ne rêve pas d’un métier, pas encore. Il rêve juste de sortir.

 

Il arrive la veille de la rentrée, accompagné de sa sœur, qui a une voiture, et de sa mère.

Elles l’aident à s’installer dans le grand dortoir, là-haut, sous les combles. Une quarantaine de lits. Des rangées, des casiers, des fenêtres en pente. Il choisit un lit sous un Vélux. Il aime entendre la pluie. Elle lui parle doucement. Elle ne fait pas de mal.

 

Le bâtiment est un ancien couvent. On l’appelle Les Jacobins. L’odeur de vieux murs, de couloirs sombres, d’études surveillées. La cantine est bonne – normal, c’est une école hôtelière – et les locaux sont vastes. Une salle d’étude où il passe la plupart de ses soirées. Il ne fume pas. Il ne boit pas. Il ne sort pas. Il reste à l’étude ou dans son lit. Timide à l’extrême, presque invisible.

 

Un garçon attire son attention. Il est dans une autre classe. Il joue avec un briquet, l’allume et l’éteint, nerveusement. C’est un détail, mais il s’en souvient. Peut-être parce que lui n’ose rien allumer, rien éteindre, juste observer.

 

Très vite, il comprend qu’il ne choisira pas l’option cuisine.

Trop de bruit. Trop de testostérone. Trop de virilité forcée.

Il opte pour l’accueil, la salle, la réception. Un monde plus calme, plus à sa mesure.

 

Mais il y a aussi ce professeur. Celui qui le regarde un jour en silence, puis dit devant toute la classe :

— Monsieur de Fournier, avec vos tâches sur le visage, vous avez un cancer de la peau ?

Le coup est violent, inattendu. Il encaisse. Il ne comprend pas. Pourquoi cette cruauté ? Il ne connaît pas cette langue-là. Il vacille. Il pleure. Les autres élèves prennent sa défense. Mais le mal est fait.

 

Et puis il y a le “visitage”.

Cérémonie d’humiliation réservée aux petits nouveaux.

Ils le déshabillent, le traînent, le couvrent de moutarde. Il crie, se débat, panique. Il s’effondre.

Ce qu’ils appellent un rite, lui le vit comme une agression. Il est encore un enfant. Il a seize ans, mais il ne comprend pas ce monde de domination, de brutalité gratuite. C’est un monde qui lui est étranger. Et qui lui fait peur.

 

Plus tard dans l’année, il part en stage. Il choisit un restaurant à une trentaine de kilomètres de chez lui. C’est rassurant. Pas trop loin. Il n’a pas beaucoup voyagé. Il connaît peu le monde.

Mais là aussi, il entend des mots qu’il ne comprend pas.

“Tapette”, “pédé”.

On ne parle que de ça dans les cuisines.

Lui, il ne sait pas ce que c’est. Il n’a pas de sexualité. Pas encore. Rien. Le vide. Le silence. L’ignorance comme unique rempart.

 

Il n’aime pas ce stage. Il sent que quelque chose cloche, mais il ne sait pas encore quoi.

 

À la fin de l’année, il se pose la question : arrêter ? Revenir à la maison ?

Non.

Ce serait pire.

Il décide de continuer.

Il fera sa deuxième année.

Il tiendra encore un peu.

Sous le Vélux.

Sous la pluie.

 

 

Chapitre 5 (suite) – La pluie sur le Vélux

 

En septembre, la deuxième année commence.

Il a dix-sept ans. À la fin de l’année, il en aura dix-huit. Il sera majeur. Libre. Enfin presque.

Il ne sait pas encore ce qu’il fera. Tout lui fait encore un peu peur. Mais il est prêt. Prêt à s’envoler.

Ou du moins, à essayer.

 

Les cours se passent très bien.

Il a choisi l’option restaurant et réception : service, accueil, présence.

Il continue aussi les matières générales – l’anglais, le français, les maths – et il est un excellent élève.

Sérieux, attentif, respecté.

 

Mais surtout, il est différent.

Plus ouvert.

Plus vivant.

 

Le garçon au briquet – celui qu’il observait l’an dernier – est maintenant dans sa classe.

Ils deviennent amis.

Une vraie complicité se tisse entre eux.

Ils sortent ensemble, vont dans un petit bar nommé Le Centre.

Une vieille dame y tient les lieux. Ils s’attachent à elle. Ils l’aident parfois à servir, à ranger.

Elle leur rend leur gentillesse avec des sourires fatigués.

C’est un repère.

 

Il rit plus. Il s’exprime plus. Il fait le pitre parfois, et il aime faire rire les autres.

Il découvre ce plaisir-là : faire naître le sourire.

Il a presque oublié la tristesse. Presque.

 

En mai, il passe son code. Puis, après ses dix-huit ans, le permis de conduire.

Il achète une 2CV.

Liberté à quatre roues.

 

Avec ses camarades, ils révisent les examens à plusieurs.

Ils montent dans la voiture, partent dans la nature, répètent les gestes, les formules, les réflexes d’hôtellerie.

Le stress est là, mais l’amitié le couvre.

 

Les examens arrivent.

100 % de réussite.

Tous ont leur CAP. Tous ont leur BEP.

La joie est partagée.

Mais déjà, l’heure des adieux approche.

 

Et c’est dur.

 

C’est sa plus belle année scolaire.

L’année où il a vécu. Où il a ri. Où il a existé.

 

Quand chacun prend son chemin, il sent le pincement au cœur.

Certains vont travailler.

Lui aussi. Mais d’abord, il reste une étape : l’armée.

 

Il fait ses trois jours à Lyon. Il est déclaré apte.

Il partira en fin d’année 1978.

Mais ce sera une autre histoire.

Publié le 19/07/2025 / 62 lectures
Commentaires
Publié le 22/07/2025
Du coeur de tempête en pleine mer, aux rives plus douces où il a le droit d’échouer, enfin, sans risquer de se noyer, à suivre.
Connectez-vous pour répondre