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Chapitre 6
Et le monde adulte claqua la porte
À peine son diplôme en poche, il savait déjà ce qu’il ne voulait plus : vivre chez ses parents.
Alors il prend la route. Avec sa petite voiture, ses quelques affaires, et ce qui lui reste d’innocence.
Le premier poste est loin. Un hôtel-restaurant. Il passe l’entretien, est embauché dans la foulée. Logé, nourri, il découvre ses huit tables gastronomiques, les longues heures, les entrées, les plats, les poissons, les fromages, les desserts. Le rythme est soutenu, mais il tient bon.
L’ambiance, elle, est exécrable. Chaque détail pèse.
Le chef cuisinier, sadique, fait régner la terreur en cuisine. Dès qu’il le croise, il brandit un énorme couteau à hauteur de visage :
T’as intérêt à filer droit, toi.
Toujours avec ce rictus entre menace et plaisir.
Il serre les dents. Se tait.
Côté salle, ce n’est pas mieux. Chaque jour, après le dessert, les serveurs plus anciens lui disent d’un ton faussement bienveillant :
— Allez, on s’occupe de tes tables. Va te reposer.
Il les remercie. Il croit à une solidarité. Mais en réalité, ils récupèrent ses pourboires, en silence, depuis le premier jour. Il met du temps à comprendre. Et quand il le réalise, c’est trop. Il confronte le directeur. Celui-ci insiste pour qu’il reste, tente de le retenir. Mais il refuse. Il fait ses valises. Et rentre chez ses parents.
Pas pour longtemps.
Il retrouve vite un autre poste, cette fois tout près de chez eux. Un hôtel de la ville. Il rentre chez ses parents tous les soirs. Et là encore, l’ambiance est irrespirable. Le patron, président des hôteliers de la région, se prend pour un roi. Il l’humilie à longueur de journée. L’insulte, le rabaisse.
Trois mois.
Trois mois à avaler.
Jusqu’à ce matin-là. La machine à café explose. Le patron hurle, comme toujours.
Il ne dit rien. Il prend le pot brûlant, traverse le couloir à grandes enjambées, et le lance à travers la pièce. Il ne vise pas la tête. Il vise le mépris.
Il quitte l’hôtel. Et ne rentre pas chez lui.
Il va chez la mère de son ami. Il pleure. Il pleure. Il ne peut plus s’arrêter.
Puis il faut bien rentrer.
L’armée l’attend en novembre. Mais il est à bout. Il demande un report. Il l’obtient. Un an de gagné.
Alors il cherche à nouveau. Une petite annonce dans les Savoies. Il appelle.
— Quand pouvez-vous commencer ?
— Tout de suite.
Pas d’entretien. Pas de questions. Il est embauché à distance.
Et le voilà reparti. Direction Chambéry. Un autre hôtel. Une autre chance.
Pour l’instant.
Il arrive à Chambéry un jour de semaine, en début d’après-midi. Sa petite voiture gronde encore quand il se gare devant l’hôtel.
C’est joli. Plus joli que tout ce qu’il a connu jusqu’ici. Un bâtiment moderne, bien entretenu, avec une piscine bordée de haies. C’est en bord d’autoroute, certes, mais ça n’enlève rien à l’éclat du lieu.
Il pousse la porte de la réception.
Bonjour, je viens pour le poste.
Le directeur l’accueille avec un sourire. Il est attendu.
On lui montre sa chambre : la 421. Quatrième étage. Grand lit, canapé, télé, salle de bain toute neuve. Une vraie chambre. Pas un réduit sous les toits. Pas une cellule de dortoir.
Il est ému. Vraiment.
Il ne dit rien. Mais il n’en revient pas.
Il passe l’après-midi à faire le tour de l’hôtel, à repérer les salles, les recoins, les accès. Le lendemain, il commence.
Petit-déjeuner, en salle ou en chambre. Déjeuner du midi. Service du soir. Et l’après-midi, le bar, les clients qui sirotent en terrasse. C’est rythmé, mais clair. On lui explique, on le forme. Et l’ambiance semble bonne. Bien meilleure qu’avant.
C’est la première fois qu’il travaille dans un lieu aussi beau, aussi soigné. Il le sent dans les détails : les nappes impeccables, les verres en cristal, la manière dont on dit bonjour, même à voix basse.
Il reste réservé. Timide. Mais il écoute. Il observe.
Et puis, il remarque. Quelque chose qu’il n’avait jamais vu. Ou qu’il n’avait jamais compris.
Un serveur qui fait une blague. Un autre qui rit un peu trop fort. Un regard. Une complicité. Et ce mot qui revient à demi-mot.
Il comprend. Petit à petit.
C’est ici, dans cet hôtel, qu’il découvre pour la première fois l’existence de l’homosexualité.
Pas un. Plusieurs. À la réception. En salle. En cuisine.
Et il a dix-huit ans passés. Dix-huit ans, et il ne savait pas que cela existait.
Il est sidéré. Il ne sait pas s’il doit être choqué, curieux, apeuré, ou simplement muet.
Il ne dit rien. Il se tait.
Mais en lui, quelque chose se fissure. Et peut-être, tout doucement, commence à se dessiner.
Il commence à comprendre. Lentement. Par petites touches.
Jusqu’ici, il ne savait pas. L’homosexualité n’existait pas. Pas pour lui. Pas dans son monde. C’était un mot inconnu, un concept flou, jamais nommé.
Il avait dix-huit ans passés, et il n’avait jamais rien compris à la sexualité. Ni pour les autres. Ni pour lui. C’était un terrain vide. Une terre vierge, sans repère.
Et là, quelque chose surgit. Il ne ressent ni dégoût, ni rejet. Seulement une forme de vertige.
Il est désorienté. Curieux. Démuni. Il ne comprend pas, mais il ne détourne pas les yeux.
Et puis, il y a ce serveur.
Manuel.
Très efféminé. Très drôle. Très libre.
Il rit fort, il joue, il en fait parfois trop, mais il est solaire. Et surtout, il ne se laisse pas faire. Quand on le provoque, quand un cuisinier glisse une blague douteuse ou une insulte, il sait répondre. Pas par la violence. Par l’humour. Ou par un mot bien placé. Et il fait mouche à chaque fois.
Il se fait respecter.
C’est la première fois qu’il voit ça.
Lui, quand on le traitait de “tapette” à l’école, il ne savait même pas ce que ça voulait dire. Il rentrait en silence. Avalait. Sans comprendre.
Mais Manuel, lui, rit. Assume. Brille.
Et il est gentil. Vraiment gentil.
Il vient lui parler. Il sent bien que ce jeune nouveau est ailleurs. Pas encore “dans le truc”. Pas encore au clair. Il ne le brusque pas. Il ne le juge pas.
Il lui parle avec douceur.
Et lui, il écoute. Il apprend.
Il découvre aussi le langage de l’époque. On ne dit pas “homosexuel”. On ne dit pas “gay”. On dit :
Tu crois qu’il est comme ça ?
Ou :
Il est comme ça, non ?
Et il comprend.
“Comme ça”, c’est ça.
C’est ce mot qu’on chuchote. Ce mot qu’on ne dit pas. Ce mot qui fait peur et qui intrigue à la fois.
Et il se demande : est-ce que lui aussi, il est “comme ça” ?
Il n’a pas la réponse.
Pas encore.
Un jour de repos, le téléphone de sa chambre sonne.
Bonjour, c’est Yvan de la réception. Je voulais vous demander… Est-ce que je pourrais dormir dans votre chambre ce soir ? Je travaille tôt demain matin, ce serait plus pratique pour moi d’être sur place.
Il ne voit pas d’inconvénient. Il y a un canapé-lit. Il dit oui, naturellement. Yvan le remercie avec chaleur.
Un peu plus tard, le téléphone sonne à nouveau.
Est-ce que je peux vous inviter à boire un verre en ville ?
Il accepte. Volontiers. Ça lui fait plaisir, et il sent que ça fait plaisir aussi à l’autre.
Yvan l’emmène dans un hôtel du centre-ville. Un endroit chic, feutré, presque confidentiel. Un bar style boudoir, lumière tamisée, fauteuils profonds. Ils s’installent. Yvan commande du champagne.
La conversation commence comme un murmure.
Et puis, dans le flot des mots, Yvan lui glisse qu’il est “comme ça”.
Il comprend.
Yvan lui dit aussi qu’il lui plaît. Qu’il aimerait bien savoir s’il serait ouvert à une petite histoire.
Il est surpris. Pas choqué. Juste surpris. Et, quelque part, amusé.
Alors il pose des questions. Sans détour. Sans gêne. Il dit qu’il n’a jamais rien fait avec personne. Ni fille, ni garçon. Il ne sait pas. Il ne connaît pas. C’est un territoire inconnu.
Yvan répond avec douceur. Il explique, sans insister. Il lui parle des gestes. Des caresses. Des corps. Des émotions.
Lui, il écoute. Il apprend.
Et surtout, il sent quelque chose d’étrange. D’inédit.
Il a plu.
Pour la première fois de sa vie, il plaît à quelqu’un.
Il ne savait pas que c’était possible. Il ne s’était jamais posé la question. Était-il beau garçon ? Était-il quelconque ?
Était-il invisible ?
Là, il le sait : il a plu. Et c’est un immense soulagement.
Yvan ne viendra finalement pas dormir dans sa chambre.
Je préfère vous laisser tranquille, dit-il avec un sourire.
Mais la soirée reste. Elle laisse une trace douce. Un premier frisson d’estime de soi. Et peut-être, le tout premier pas vers une identité encore enfouie.
Premiers frissons, premières douleurs
Tout se passe bien à Chambéry. Il travaille au restaurant, et le directeur est content de lui. Mais lui, il veut évoluer. Il rêve de passer à la réception, puis plus tard au marketing. En attendant qu’un poste se libère, il reste en salle. L’ambiance est bonne. Respectueuse. Chaleureuse, parfois même un peu trouble.
Après Yvan, c’est au tour du chef de réception de l’inviter. Un après-midi au bord du lac, pas très loin. Il comprend vite que ce n’est pas une simple promenade. Mais il n’est pas dupe, et ne joue pas non plus les aguicheurs. Il accepte l’invitation avec simplicité. Sans provocation. Sans naïveté non plus.
Au bord de l’eau, l’autre se déshabille, reste en caleçon de bain. Lui, il garde ses vêtements. Hors de question de montrer son corps. Trop de honte. Trop de silences imprimés dans la peau. Il prétexte qu’il fait frais. L’autre lui dit qu’il lui plaît. Il répond comme à Yvan : qu’il ne sait pas. Il ne sait pas. Il n’a jamais été avec une fille, ni avec un garçon. Il ne savait même pas que l’homosexualité existait, jusqu’à peu. C’est hors de question de faire quoi que ce soit. Et pourtant, il ne fuit pas. Il écoute. Il respecte. L’autre aussi. L’après-midi se termine. Rien ne se passe. Et c’est très bien ainsi.
Un poste se libère à la réception. Le directeur lui propose de le prendre. Il accepte avec joie. Il veut parler anglais, étudier, s’ouvrir au monde. Fini les allers-retours en salle. Il rejoint l’équipe de la réception. Yvan, désormais chef de service, est là. Et puis Gisèle aussi. Une femme charmante, vive, attentionnée. Ils s’entendent bien. Très bien. Une amitié naît.
Mais Gisèle tombe amoureuse. Elle est mariée, mais l’attirance dépasse les frontières de la raison. Un jour, elle l’invite dans son chalet, perché en montagne. Son mari n’est pas là. Elle est seule. Avec Boubou, un singe perché dans un arbre qui crache sur les visiteurs. Elle lui montre sa chambre. Elle attend quelque chose. Mais le pas ne viendra jamais. Il n’est pas amoureux d’elle. Il ne sait même pas s’il pourrait l’être d’une femme. Alors, il repart. Il redescend la montagne. Elle lui écrit une lettre d’amour, un peu folle. Il ne sait quoi répondre. Il laisse faire. Il s’éloigne doucement.
Mais avant Gisèle, il y a Olivier. Son ancien camarade de classe. Le garçon au briquet. Son copain, son confident. Olivier travaille désormais en Suisse, dans la même chaîne d’hôtels. Ils s’appellent parfois. Un jour, Olivier l’invite à Lausanne. Il y va, curieux. Heureux. Ils passent deux jours ensemble. Le soir, Olivier l’emmène dans un parc. Il ne comprend pas pourquoi. Il fait nuit. À un moment, Olivier lui dit de se cacher, vite, car quelqu’un arrive. Il ne comprend pas. Il ne sait pas que les hommes se rencontrent ainsi, dans des parcs. Il ne comprend rien. Ils rentrent chez Olivier. Rien ne se passe. Le lendemain, il rentre à Chambéry. Et il reste avec ce malaise, cette impression d’avoir été un crétin, un idiot. Un enfant dans un monde dont il ignore les codes.
Plus tard, ils décident de partir en vacances, ensemble. Avant Gisèle, toujours. Olivier vient à Chambéry. Ils partent en Italie avec la 2CV. Mais à Gap, dans les Hautes-Alpes, c’est l’accident. Plus de voiture. Vacances interrompues. Et c’est là, sans comprendre pourquoi, que ça monte. Qu’il ressent. Qu’il comprend peut-être. Il croit qu’il est amoureux de lui. Ou peut-être l’a-t-il toujours été.
Mais il ne dit rien. Il se tait. Il pleure, en cachette. Quand Olivier repart, il pleure encore. Il écoute Marie Laforêt. Fais-moi l’amour comme à seize ans. Il ne sait pas vraiment ce que ça veut dire, mais il ressent tout. Et il pleure encore. En silence.
Puis viendra Gisèle.
Il ne sait pas ce qu’il cherche. Ni qui il aime. Il sait juste qu’il ne veut pas faire de mal. Ni à Olivier. Ni à Gisèle. Ni à lui-même.
Alors il se tait.
Il travaille. Il sourit. Il apprend.
Mais à l’intérieur, ça vacille.
Et bientôt, il faudra partir.
L’armée l’attend.