“Si tu plonges longtemps ton regard dans l’abîme, l’abîme te regarde aussi.” Nietzsche
11/02/2075. 6 h du matin. Nuit blanche. Les 50 ans de ma mère hier. J’en ai 20.
On est une petite dizaine à danser encore à 5h. Ma mère a une forme de fou comme d’hab. Les autres vont se coucher. Les 2, plus mon copain et mon père, on commence à réunir les verres vides.
Mon père veut qu’on laisse le reste en plan. On finira avec les autres plus tard. Pour l’instant, dodo.
Je leur dis que je reste. Pas pour ranger. Pas de risque. Je vais les attendre pour ça. Mais si je dors maintenant, je serai dans le brouillard toute l’aprem.
Ma mère fait oui de la tête. Elle quitte le salon. Elle revient avec dans les mains... je n’sais pas trop.
J’ai toujours su qu’elle gardait ce genre de truc. Nous, le papier, on ne connait pas. J’aime arriver chez ma grand-mère, et voir des bouquins dans des rayons. Mais je ne les ai jamais ouverts.
“Tiens mon cœur. Un cahier. Des mots de Véro. À la toute fin.”
Véro. Mon arrière-grand-mère. Ma mère, elle ne l’a pas connue. C’est un peu le sujet, pas qu’on évite, non, mais qui blesse. Elle s’est suicidée, elle avait 47 ans.
Je me pose dans un fauteuil. J’ouvre. C'est clair. Rien avoir avec l’écran. Des courbes toutes fines, toutes serrées. Noires. Et beaucoup beaucoup de lignes blanches. De pages blanches.
Je commence à tourner le peu de pages écrites. Comme ça. Je vois les dates.
Je reprends la première page. C’est à peine plus d’un mois avant.
------------------------
1ère page
Lundi 14 février
(Quelqu’un a ajouté en bleu : 2022)
Mes enfants étaient là ce we. Ils ont fêté mes 47 ans.
Ils m’ont dit qu’il était temps de sourire. Que ça fait déjà un an qu’il est parti. Et que c’est mieux comme ça. Pour moi.
2ème page
Mardi 15 février
Je tente. Mais ça tourne en boucle.
3ème page
Mercredi 23 février
Des reproches. Constants.
Tu es nulle. Grosse. Vieille. Feignasse. Pauvre fille, va !
Pas foutue de tenir une maison. De s’occuper des gosses.
Même tes copines t’ont tourné le dos. En plus elles sont aussi folles que toi.
Il t’appelle. Toutes les heures.
Tu ne réponds pas quand l’aspirateur fait trop de bruit.
Tu le rappelles quand tu vois le téléphone qui clignote.
Et il te hurle dessus. Ton tyran que tu aimes.
Qui te dévore te saccage. Qui tisse sa toile. Et ta voix se fait câline. Elle s’amollit.
Et tu filtres ce vide. Des abysses.
Tu doutes tu t’inquiètes. T’interroges. Et tu te pièges.
Il est parti. Parce que t’es moche. Que t’es malade. Que tu bois. Que tu ne sers plus à rien.
Et qu’il a trouvé plus fraîche. Plus belle. Plus forte. Et pourtant déjà il la tue avec ses mots.
Tu es un monstre de bêtises. C’est toi qui aurais dû partir.
4ème page
Jeudi 3 mars
En boucle. Constante.
Un an déjà. Tu vois tes enfants. Tu mets plus un pied dehors. Isolée. Dépendante. T’as peur.
5ème page
Vendredi 11 mars
La date seule. La page est vide
Et toutes celles qui suivent. Blanches. Sans date.
Sauf la dernière
Lundi 21 mars
Le roi chancelle.
Dans sa fuite le malaise empire. Le silence ;
Plantée au milieu, elle se rattrape. Regarde-là. Écarter ses cheveux sa gorge
Bouclés. Si je comptais... Bruissement des textiles. Ils se croisent. - Un regard. Rare
Je suis seule,
au bord de l’eau je les rêve - d’argile, mon rêve s’est soufflé.
Je suis sèche fanée. Sans racine. Terre ferme. Je ressens l’eau, les bruits.
Sourds. Du monde. Résonnent trop durs vie d’éclats agiles qui se rature.
Et en kyrielle des décors - l’absente
Ria. Sans visage. Qui partira dans les nuages
Les vagues courant.
------------------------
Je referme. Je lève mes yeux mouillés. Ma mère - pas loin derrière.