A cinquantaine-neuf ans, des souvenirs remontent à la surface, enfin des souvenirs de seconde, troisième ou dixième génération. En réalité on se rappelle qu'on s'est rappelé qu'on s'est rappelé qu'on s'est rappelé... La vision du passé en est forcément altérée. Voici ce qu'il me reste d'un doux moment passé au franchissement de mes dix-sept ans. Ne faites pas le calcul, je ne l'ai pas fait !
J'avais rendez-vous avec Brigitte à quatorze heures au «Télégraphe», un bistrot en face de la gare d'Ath. J'y suis arrivé bien à l'heure, je ne fais en effet pas partie de ces gens qui arrivent en retard pour de donner une certaine image d'eux. Mon image et mon moi, on ne fait qu'un, ça permet d'éviter pas mal de quiproquos.
Je rentre dans ce bar. Il m'est familier et j'y vois quelques copains. Je les salue mais je prends rapidement congé après leur avoir expliqué qu'il y a des priorités dans la vie et qu'ayant un cœur d'artichaut, je fais passer d'abord mes relations amoureuses et que puisque j'ai un rendez-vous galant, ciao. Je dois avouer que ce n'est pas vraiment un choix de ma part, c'est plutôt la subjugation que les filles exercent invariablement sur moi qui me dicte ma conduite.
A l'époque, je buvais du Monaco, moitié bière blonde, moitié limonade à l'orange et un peu de grenadine. C'est ce que je commande au bar et que j'emporte à une table un peu excentrée en attendant Brigitte. J'ai toujours été très sucré au point que mes amoureuses, pas si nombreuses en fait, trouvent que j'ai un goût de pain d'épice. Peut-être que lorsqu'elle arrivera, après m'avoir embrassé sur les lèvres, c'est ce qu'elle me dira. Peut-être pas. En tous cas pour l'instant, je suis seul et je fais durer mon panaché en regardant par ci par là. Il m'a d'ailleurs semblé surprendre une fois ou l'autre le regard amusé en ma direction d'un de mes copains du fond du bar. C'est mon très possible prochain lapin qui les fait se marrer ?
Deux heures sont passées de la demi quand Thierry vient me chercher et me propose de jouer au 421 avec la bande. Bien sûr j'y vais. Ça me distraira de ma déception.
Je ne l'avais pas remarquée jusque là mais à la table se trouve installée une fille vraiment jolie. A la vérité elle est carrément canon ! Ses yeux sont pétillants sous ses cheveux châtains très clairs mi-longs. Sa peau est pâle. A chaque fois que je lorgne vers elle, je la surprends à me regarder. Elle ne s'en trouble pas. Elle ne baisse pas les yeux. Ils ne me défient pas, ces yeux bienveillants et un peu amusés, joueurs, ces grands yeux curieux, ces yeux de chaton.
Vers trois heures, assis sur la banquette, à ma gauche, Thierry se redresse pour aller là où on se rend après trois ou quatre bières éclusées, obligeant Dimitri à se lever aussi. Assise sur la chaise suivante, Louise, elle s'appelle Louise, doit, du coup, également se déplacer un peu. Elle est encore debout que des clapings jaillissent du Juke-box. C'est "Where did our love go" qui se met à tourner. Elle se rassoit en me lançant un regard désarmant pile au moment où Diana miaule son premier "Baby, baby" absolument irrésistible, désespérément suppliant. "Don't leave me !" Ses yeux et les mots de Diana Ross se mélangent. Il n'y a plus qu'elle, la musique et moi. C'est la kermesse dans ma tête ! Je m'envole, je suis si léger que je m'envole plus haut que les toits, plus haut que la stratosphère, plus haut que tout.
L'atterrissage en catastrophe est causé par le retour de Thierry qui pousse Louise sur la banquette car son train va bientôt l'obliger à quitter l'assemblée. Dimitri la pousse carrément près de moi car lui aussi va bientôt partir.
Je sens l'odeur et le souffle chaud de Louise à côté de moi. Son odeur, sans doute, son souffle, je pense que je l'imagine. Je pousse à l'extrême tous mes sens pour extrapoler ses expressions, ses sentiments, ses pensées, ses intentions. Il est beaucoup plus difficile de la regarder maintenant qu'elle se trouve à côté de moi. Elle ne joue pas aux dés. Elle nous regarde, je crois. Elle ne parle pas et n'émet de sons que pour rire lors de mes plaisanteries. Qu'est-ce qu'il est beau son rire ! Quels jolis sons ! Je les souhaite, je les guette, je les décortique, je les bois. Je me rappelle comment le moindre indice de son intérêt pour moi me ravissait. Comment il constituait en fait un préliminaire d'autant plus merveilleux qu'à dix-sept ans, on a faim. Mais voilà, je n'ai jamais été un prédateur. Je n'en ai pas la philosophie ni la technique d'ailleurs. Je ne peux qu’espérer le miracle qui finalement se produit quand elle me demande si elle peut goûter mon Monaco. Elle n'en a jamais bu. Je la regarde prendre le verre. Je vois ses lèvres épouser le cylindre translucide et sa gorge battre au rythme de sa déglutition.
Lorsqu'elle pose le verre, je prends mon courage à deux mains. Je lui lâche une phrase construite à la hâte dans ma panique cérébrale la plus totale.
- « C'est un peu comme si on s'était embrassé sur la bouche quand tu bois dans mon verre. »
- « Non, embrasser, c'est comme ça... »
Elle pose ses lèvres sur les miennes, doucement, longuement sans les écarter, puis dirige vers la commissure gauche de mes lèvres sa bouche et l'ouvre un peu, un tout petit peu pour caresser le coin de ma bouche de l’extrémité de sa langue fine et agile. Que c'était doux ! Quarante-deux ans plus tard, j'ai finalement fait le calcul, je peux encore ressentir l'extase que cette communion m'a procurée.
Elle a ramassé son cartable, embrassé toute l'assemblée sauf moi, m'a fait un sourire un peu gêné et s'est éloignée.
- « Où est-ce qu'elle habite ? Tu connais son numéro de téléphone ? A quelle école elle va ? » Pas de réponses. Mais trois mois plus tard, Thierry m'avoua que cette cour que Louise m'avait faite, c'est lui qui en avait eu l'idée, pour me punir de l'avoir négligé en faveur de mon flirt.
Quelques années plus tard, Ingrid, ma cousine, m'a dit qu'elle connaissait Louise qui lui avait dit un jour qu'elle aurait aimé me revoir, qu'elle s'était demandé quelle histoire aurait pu naître ce jour-là.