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Chapitre 3.
Sur la route pour rentrer, le jour se levait. Il semblait plutôt bien disposé. Il était gris bien sûr, mais moins que d’habitude. Peut-être un peu de bleu apparaîtrait entre les nuages. Peut-être même ne pleuvrait-il pas. Peut-être ce jour compterait-il parmi les 175 sans précipitation. C’est statistique, c’est sans issue. Il pleut plus d’un jour sur deux sur ce petit pays que je ne prétends pas être le mien. J’y suis juste né, par hasard, c’est tout. Dès que le soleil y apparaît, il faut en profiter, il faut se bouger, aller à la mer, faire une promenade dans le parc, jouer au croquet sur la pelouse, sortir la canne à pêche ou n’importe quoi d’autre, pourvu qu’on ne perde pas une seule miette du précieux beau temps. Il est rare donc il est compté. Du coup, même quand le soleil est là, on n’en profite pas vraiment parce que si c’est obligé, ce n’est ni drôle ni drôle. Ce qui est drôle, c’est pouvoir, malgré un vrai grand soleil, rester au lit avec son amoureuse à parler de rien et n’importe quoi. Ce qui est drôle, c’est redécouvrir un vieil Hara-Kiri-oh-qu’il-est-con-ce-Cavanna devant son petit déjeuner qu’on n’a même pas pris en terrasse malgré le ciel azur parce que demain, il le sera encore. Ce qui est chouette c’est quand l’été coule à flots au point qu’on puisse le gaspiller. C’est comme les sous à la kermesse. S’il faut compter chaque pièce, on ne rigole pas vraiment, alors que si on papillonne de carrousel en carrousel sans savoir quand ça s’arrêtera, oubliant même que ça va forcément finir par s’arrêter, là, c’est la fête. Si la fin, elle nous sort de l’esprit au point qu’on n’y pense plus du tout, c’est comme s’il n’y en avait pas, comme si ça ne s’arrêterait jamais, comme si on était immortel. C’est pour ça que la jeunesse, c’est si bon, parce qu’elle dépense sans compter, parce qu’elle se goinfre en en laissant couler plein à côté. Sinon ça ne vaut pas le coup. Si c’est pour économiser, les fesses serrées sur sa petite chaise, ça ne vaut pas le coup. C’est pour ça que la vieillesse, c’est du mauvais temps. Se retrouver à trifouiller au fond de ses poches en espérant en sortir encore une pièce ou deux, ça rime à quoi ? Ça rime à quoi, franchement ? À pouvoir s’offrir un milk-shake à la paille ? à aller se promener jusqu’au fond du jardin, surtout pas plus loin parce que plus loin on risquerait de se casser la gueule ? Quoiqu’à cet âge, on ne se casse plus la gueule, les mots aussi sont voûtés, inoffensifs, sans force, moulus. Sur les coins de tables des vieux, il y a du feutre. Sur leurs paroles aussi, pour que tout soit lisse, que rien ne blesse. Vous avez déjà entendu un pépé gueuler « Enculé ! », « Fils de pute ! » de derrière sa tribune ? Plus que l’ombre d’eux-mêmes, qu’on tolère à peine, bien sages, quasiment inertes sous plastique chimique, ils se planquent, ils font durer, pas encore tout à fait cuits, pas pressés, après le passage dans le four du crématorium, de ne plus du tout encombrer.
J’ai garé la voiture dans le garage, le garage sombre et silencieux. J’en suis sorti et je me suis retrouvé devant la porte de la maison où j’habitais. Je ne dirai pas « ma maison ». Je dirai « la maison où j’habitais », une maison étrange, étrangère, différente de celle que j’avais connue. La maison d’un couple qui s’aime, c’est un tout. Le tas de briques qui abrite un veuf, c’est un rien, une ruine, une épave, un cul-de-sac à quoi bon. Derrière la porte d’entrée, vue sur le corridor. La première porte à gauche, c’était la cuisine. J’y mangeais un peu. J’y cuisinais très peu, autant dire pas du tout sauf si réchauffer du lait dans une casserole, c’est cuisiner. Par réflexe, j’ai ouvert le frigo vide — c’était idiot —, j’ai refermé et, appuyé contre le plan de travail, je me suis mis, avec la petite cuillère la moins sale qui traînait dans l’évier, à racler l’intérieur d’un vieux pot de choco en inventoriant le désordre devant moi. Les reliefs de soupe Royco, de pain sec, de pizza surgelée… jusqu’aux pâtes au pesto avalées une semaine auparavant m’ont fait me réfugier dans le désordre plus cosy du salon pour m’y dissoudre. Association sordide, la vue du portable sur le pouf rameuta la partie la plus reptilienne de ma cervelle, réclamant une dose contre l’ennui, ma dose inavouable, mes cinq ou dix minutes qui ne mènent nulle part avec Zara, Lauren ou Zara.
Zara, Lauren, Zara… Malgré mes tentatives, je n’avais jamais eu de réponse d’aucunes d’elles, d’aucune de ces trois escort girls qui m’intéressaient spécialement parce que, outre leurs stupéfiantes compétences devant l’objectif d’une caméra ou d’un appareil photo, elles étaient possiblement rencontrables. Je pourrais peut-être lier connaissance avec l’une d’elles, peut-être un peu l’intéresser, la séduire dans une certaine mesure. Pas sur mon physique, bien sûr. Juste échanger, communiquer avec une humaine ayant les idées suffisamment larges pour qu’elle ne s’apitoie à mon propos, à propos d’un vieux veuf encombrant, partager un peu de temps avec une inconnue qui me la jouerait cash, une inconnue susceptible de me blesser avec le tranchant de mots sincères, mais aussi de me réchauffer avec l’empathie de quelqu’un qui sait ce que vivre veut dire. Ce serait mentir de dire que la partie de jambes en l’air ne s’accrochait pas quelque part au fond de ma caboche, mais ce n’était qu’une option, non exclue sans être incluse, de toute façon pas essentielle. J’ignorais vers où une rencontre avec Zara, Lauren ou Zara pourrait me mener, mais l’imagination est tellement moins fertile, les aléas de l’existence le sont tellement plus, que sans pouvoir me figurer ce que je trouverais, je voulais croire qu’il y avait une chance que le hasard me le fasse rencontrer et que ce qu’il me ferait découvrir puisse me sauver. La suite des événements m’apprit que je ne m’étais pas trompé… dans une certaine mesure au moins.
Après mes dix minutes ordinaires de coma pornographique, durant le demi-sommeil qui suivit, le fil de mes idées m’amena à Patricia, ma vieille amie et veuve comme moi, Patricia, pour lui proposer qu’on passe l’après-midi ensemble, sur la côte, là où elle habitait. En sa compagnie et celle d’une ou deux bonnes bouteilles de vin rouge — elle savait les choisir —, je ne voyais pas les heures passer. On rigolait en fumant des clopes et en parlant du bon vieux temps. L’autre, on évitait d’y penser, on faisait de notre mieux pour l’enfouir au fond du fond de nos verres.
Elle avait aussi bon cœur que bon rire, Patricia. Un rire qui fait des « Ha ha ha » bien ouverts, bien ronds, qui sortent tout droit d’une gorge à fond déployée. J’aime les gens qui font fait des « Ha ha ha ! » Ça veut dire qu’ils rient vraiment, qu’ils ont perdu le contrôle, qu’il n’y a plus de corset, plus de frein, plus de protocole, plus que de la vérité. Et puis, comme je l’ai dit, Patricia avait aussi bon rire que bon cœur. Un bon cœur qui m’offrirait peut-être le repas du soir en sa compagnie, voire un lit pour la nuit dans un appartement chaleureux, tout propre et bien rangé.
Sur la route pour la rejoindre, mon train arriva à la gare étape avec trois minutes de retard. Ma correspondance vers le littoral bien sûr ne m’ayant pas attendu, j’étais bon pour lanterner sur place une heure entière. Un peloton de voyageurs, ma déprime et moi déboulâmes pêle-mêle dans le magnifique grand hall de la gare du Nord dont la somptueuse voûte, constellée de leds scintillant comme des étoiles, ne parvint pas à me sortir de la tête mes idées sombres, d’autant qu’une sémillante voix ubiquiste les métamorphosait carrément en envies de meurtre. Pour ceux qui broient du noir, l’allégresse des autres est aussi insupportable que la fraise d’un dentiste. Cette femme imperturbablement enjouée, je lui aurais bien enfoncé mon parapluie dans le cul, mais il ne pleuvait pas ce jour-là. Et puis ce ne sont que des machines qui parlent dans les gares, des comédiennes, dans la dèche sans doute, ont dû leur prêter leur voix. À la fin du monde, il n’y aura plus rien sauf ces diseuses automatiques. Aux oreilles putréfiées des cadavres en décomposition, elles annonceront joyeusement l’arrivée des trains en gare. Un Pakistanais rondouillard se mit au piano, un somptueux demi-queue mis là à disposition. Quelle idée ? Le type jouait je ne sais quoi ni comment, mais ça s’embrouillait fort malencontreusement avec la boute-en-train dans les haut-parleurs au point que je m’enfuis dehors me réfugier devant l’entrée principale où s’engouffraient les voyageurs. Eux non plus n’avaient pas vraiment l’air heureux. Je les dévisageais. Ils me voyaient les dévisager. Je les agressais d’une certaine façon, bien sûr, mais aucun ne m’interpela. Ils évitaient de me voir. Ils me prenaient peut-être pour un mendiant, ils n’auraient pas voulu avoir à justifier leur « non ». Ils n’avaient pas vraiment, pour la plupart, de bonnes raisons, mais ça leur paraissait plus convenable. Ils auraient pu dire « oui ». Ils m’exaspéraient, tous ces icebergs bien éduqués dérivant vers leur Pôle Nord. Je me suis mis à les regarder avec davantage d’insistance pour susciter une réaction, un regard, mais rien ne pouvait les toucher, les dévier, les décongeler. Une dame robuste passa devant moi, enfonçant avec conviction chacun de ses pas dans le tarmac. À quoi pouvait-elle bien penser ? La bouffe à préparer pour les gosses, ce soir ? Non, elle était trop vieille. Il y avait longtemps qu’elle devait être seule avec son mari, compagnon, emmerdeur, poids mort, éponge, sûrement pas son amoureux. À moins qu’elle fût veuve elle aussi depuis si longtemps qu’elle transpirait le désespoir de l’expérience. Un type arriva sur un mini vélo et sa chasuble fluo, un sauveur de monde ! Et puis, au milieu de la banquise, une femme différente s’approcha. Aérienne et lumineuse, elle fouillait délicatement l’air de sa canne blanche. Comme elle, Ana n’avait jamais vraiment vu le monde. Je veux dire, le monde tel qu’il était. Ana était candide parce qu’elle ne trichait pas. Elle marchait sur la confiance. Elle voyait tout beau parce qu’elle voyait tout trouble et elle avait raison, c’est la seule façon de regarder. Ana, miraculeuse Ana ! Mon aiguille dans une botte de foin que j’avais quand même fini par dénicher, et puis par perdre. Il avait fallu que le grand horloger là-haut me la prenne, me la vole. Salaud ! Pourriture ! Oh Ana ! Comme tu me manquais alors !
« Désolé, Patricia, ce coup-ci, tu ne vas pas pouvoir me remonter, c’est moi qui te descendrais. Ce sera pour une autre fois. Bise et merci quand même. » Immédiatement après l’envoi de ce texto, un autre, d’un numéro inconnu, que je ne vis que plus tard, parvint sur mon vieux Nokia. « Tous les tarifs indiqués sont des tarifs hors frais. 700 £ pour deux heures, 1000 pour trois et 1200 pour quatre. Dans l’attente de vous rencontrer, coquinement vôtre, Zara Evil. »
De retour à la maison, exténué, avant de m’allonger sur le canapé, je me suis mis la voix la plus caressante de la pop music, Gerry Rafferty qui tira sa révérence en janvier 2011 suite à une grosse déficience hépatique, cause de décès assez banale chez ceux qui ne parviennent plus à regarder le monde droit dans les yeux.
Avec Ana, la première question qu’on se posait le matin, c’était si on avait bien, ou plutôt pas trop mal dormi, parce qu’à passé 60 ans, dormir bien, c’est de l’histoire ancienne. À passé 60 ans il y a trop chaud, trop de bruit, pas assez d’air, trop de soucis, mal ici ou là… À passé 60 ans, il n’y a que mort qu’on dort super bien. Et à passé 60 ans, on donnerait tout pour une vraie bonne nuit de sommeil. Tout !
Pendant que G. Rafferty tournait sur la vieille Thorens, apaisé et tellement proche de lui, j’ai eu envie — c’était si tentant et tellement simple — de me rapprocher davantage encore. « Le rejoindre ou pas ? »
« Tondre ou pas ? » À une certaine époque, quand il faisait beau, je prenais ma première cigarette et ma seconde tasse de café sur la terrasse face au jardin. Juste avant j’avais déjeuné dans la cuisine deux tartines à la confiture trempées dans le café. C’était comme ça depuis que j’étais tout petit, deux tartines à la confiture trempées dans le café. Pourquoi changer ? Pourquoi même se poser la question ?
Ana, elle, avait besoin de varier. Elle détestait hésiter, mais c’était plus fort qu’elle, il fallait qu’elle tâtonne pour que les œufs brouillés, le pain grillé et son café, finalement élus après d’infinis louvoiements, soient susceptibles d’à peu près la satisfaire. C’était pire encore pour ses habits qu’elle voulait accorder chaque jour avec ses activités, son humeur, la saison et la météo. Bien sûr, ça la mettait en retard, bien sûr, ça l’énervait, mais il fallait qu’elle essayât au moins trois ou quatre tenues différentes avant de pouvoir se résigner à un « Bon ben tant pis ça ira comme ça ».
Le genre d’interrogations qui persécutaient Ana ne me touchaient pas. Je m’habillais le jour des vêtements mis la veille. Quand vraiment ils n’étaient plus mettables, j’attrapais l’alternative la plus accessible en haut de la pile, sur le premier cintre ou surnageant dans le tiroir. Pour les questions plus compliquées comme celles de rejoindre Gerry Rafferty ou pas, de tondre la pelouse ou pas, j’observais les réponses mûrir dans ma cervelle comme un pilier de comptoir regarde rebondir derrière la vitre sa boule de flipper, comme un spectateur découvre l’intrigue d’un long métrage. Ceux qui disent « Tiens, le gazon est un peu haut, il y a de l’essence dans le jerrican, l’herbe n’est pas humide et on n’est pas dimanche, est-ce que je n’en profiterais pas pour tondre ? » Eux, ils savent comment le film va finir, ils savent que, sauf accident cardio-vasculaire grave ou averse imprévue, en fin de journée, leur gazon sera impeccable. Pas moi. « Tondre ou pas ? », « le rejoindre ou pas ? ».
Dans ma poche, mon téléphone a vibré. « Patrice, ne tardez pas à réserver. Il ne reste que peu de créneaux disponibles ! Dans l’attente de vous rencontrer, coquinement vôtre, Zara Evil ». Le rebond de la boule sur le bumper, le rebondissement dans le film, la réponse à la question : « le rejoindre ou pas ? » Ce sera non. Je ne le rejoindrais pas, pas déjà en tout cas.