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Titre provisoire Resuscitare
Chapitre 4 : la rencontre

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Chapitre 4.

 

 

 

            Normalement, quand on est vieux, on n’a plus besoin de réveil, on a le sommeil léger. Et si on est un veuf standard, on n’a de toute façon aucune raison de vouloir se lever puisque le temps passé au lit n’est plus du temps perdu, le temps passé au lit, quand on est un vieux veuf, c’est du temps gagné, c’est du temps qu’on n’aura plus à tuer, des heures en moins à se morfondre. S’il est déjà neuf heures quand il ouvre un œil, le vieux veuf est plus que content, il est soulagé et déjà il espère que ça se reproduira demain, car il le sait, demain comme aujourd’hui sera un jour sans perspective, sans espoir, sans rien du tout, juste un autre rond-point sans issue.

Peut-être que pour les veuves c’est différent, en tout cas pour celles d’entre elles qui ont eu des enfants. Elles pensent à leur progéniture, à leur petite progéniture et parfois à leur arrière-petite progéniture et aux gaufres aussi qu’elles leur prépareront et aux prochaines vacances et aux visites du dimanche… Peut-être que pour certains veufs, ceux à la fibre paternelle, grand paternelle, voire arrière-grand paternelle, c’est pareil, mais sans les gaufres. Je n’ai pas la fibre paternelle, j’ai la fibre matrimoniale. Mes enfants ne me manquent pas et je n’ai aucun projet avec Ana à moins qu’aller la voir au cimetière puisse tenir lieu de projet.

Toutefois, aujourd’hui, mon réveil sonne et il sonne de très bonne heure. Pour cause de perspectives. Je peux presque les voir dans la lumière qui transperce les rideaux de ma chambre. Ce sont elles qui m’ont fait sauter du lit, qui m’ont fait ouvrir la fenêtre toute grande et qui m’ont fait respirer à pleins poumons, respirer l’air mouillé par la rosée, doux et vif à la fois, avec cette anomalie qu’il est familier et extraordinaire aujourd’hui. Il fait beau d’un grand soleil doublement prometteur ce matin. Doublement parce qu’il fait beau et que je ferai exactement la même chose que ce que j’aurais fait s’il avait fait moche, prendre le bateau pour rejoindre une brindille.

 

            On n’a pas grand-chose à quoi s’accrocher quand on n’a plus personne à qui on tient. C’est une évidence. De là où j’étais, la brindille qui flottait à portée de ma main sur la surface de l’eau m’apparut comme une évidence.

 

            Sur le quai d’embarquement des Ferries, j’ai reconnu les odeurs, les lumières, l’horizon et l’agitation. Je m’en souvenais parce que j’y étais passé quelques années plus tôt. Je me suis rappelé le bitume aussi, parsemé de cônes rouges, et les longues lignes parallèles blanches comme sur une piste d’athlétisme, alors je me suis élancé vers le bateau, vers mon rendez-vous avec Zara au 28 sur la Thyne Road.

 

               La porte d’entrée, rouge dans mon souvenir, était maintenant bleue, mais ensuite, tout était comme avant, charmant, coquet et crème. Après avoir installé mes petites affaires à l’étage, ma trousse de toilette dans la salle de bains, mes quelques habits dans la commode et deux ou trois accessoires érotiques sous l’oreiller, je suis redescendu dans le séjour pour y poursuivre la lecture d’un recueil de nouvelles que j’avais emporté. J’en étais à Boule de Suif, l’histoire de quelques privilégiés indignés par la présence d’une prostituée dans leur diligence. Pendant que je suivais les personnages de Maupassant dans leur périple, l’imminence de mon rendez-vous et l’outrage aussi à mon attachement pour Ana qu’il constituait me troublèrent tant que j’eus besoin de sortir prendre l’air. Boule de Suif à ce moment offrait de quoi se restaurer aux autres voyageurs. Ils étaient si affamés qu’ils acceptèrent finalement de délester indulgemment de presque toutes ses provisions cette femme indigne, cette moins que rien, cette infréquentable catin.

 

            La Thyne Road faisait partie d’un quartier ouvrier à l’origine, avec ses maisons rangées l’une contre l’autre sans que l’une ne dénote jamais de l’autre ni par sa taille ni par sa forme. Seuls les couleurs et quelques aménagements parfois heureux, parfois moins, les distinguent. Devant chacune d’elles, un jardinet ceinturé par un muret qu’on dirait fait pour s’y asseoir. Installé sur l’un d’eux avec mon livre, à l’ombre d’une haute haie, j’avais oublié le temps qui passait. Mon téléphone sonna et s’interrompit aussitôt. Il était déjà 19 h 02. J’ai relevé la tête et j’ai vu ma brindille, son dos appuyé contre la porte bleue. Celle que j’avais imaginée vêtue comme on imaginerait qu’une galante s’habille portait des baskets sous un jeans pas tellement moulant, un sweat-shirt «What the phoque» et une casquette de base-ball. Pendant qu’elle pianotait sur son smartphone, sûr qu’elle ne m’avait pas aperçu, je la détaillais quand mon téléphone vibra. Textos :

 

      «Je te vois, Patrice. LOL. Tout va bien?

      - … (hésitation)

      - Tu as changé d’avis?

      - … (hésitation)

      - Tu préfères que je parte?

      - Non! Reste, s’il te plaît, Zara.

      - Tu viens alors ou on continue à s’envoyer des textos durant quatre heures? Ça va faire           mal aux doigts. LOL.

      - … Non, viens, toi, s’il te plaît.

Elle a traversé la rue dans ma direction, son téléphone à la main et un grand sac en tissus vert accroché à son épaule. Sa démarche, légère sans être insouciante, trahissait une prudence compréhensible comme celle des merles qui n’oublient pas le chat lorsqu’ils sautillent sur la pelouse pour y glaner des vers. Zara s’est assise près de moi, à ma gauche, un peu en contre-jour, sous le soleil qui commençait à baisser.

 

      «Je ne veux pas te prendre en traître, Patrice. Je dois te dire que le compteur tourne…

      — Merci. Ne t’inquiète pas. Tu as un drôle d’accent… 

      — Oui, je viens de l’est, mais t’as quand même pas payé 1200 £ pour parler géopolitique,         si? C’est chiant, je trouve. Parle-moi de toi, plutôt, Patrice. 

      — Non, toi, parle-moi de toi, s’il te plaît.»

Après un résumé bâclé de son état civil, elle a rapidement embrayé vers sa passion, son métier de travailleuse du sexe et sa marotte, le fétichisme. Après ses études de danse classique, rien de vraiment lucratif ne s’était présenté à elle sauf exotic pole dancer dans un bar. Petit à petit, ça lui avait plu, les rencontres, la nuit, la faune et, de fil en aiguille, elle s’était retrouvée escort girl, un métier qu’elle aimait, en tout cas qu’elle pensait aimer et qui présentait pas mal d’atouts. C’est elle qui planifiait ses horaires, choisissait ses clients et organisait ses soirées comme elle l’entendait. Elle s’était même offert un petit appartement en bord de mer… «C’est plutôt pas mal, non?»

Auprès d’elle, ma condescendance originale se dissolut graduellement comme un glaçon dans une théière. Zara était tellement différente de ce que j’avais imaginé, son métier n’était tellement pas ce que j’avais pensé et ses valeurs étaient tellement loin de ce que j’avais cru. Chaque matin, elle se levait très tôt pour faire deux heures de méditation. Elle avait besoin de cette pratique pour pouvoir s’assumer malgré les regards, les jugements et le mépris montrés par Maupassant plus d’un siècle auparavant. Rien n’avait changé. Elle s’était aussi rebâti une famille ici parce que la sienne, plutôt qu’une fille aux mœurs légères, préférait ne plus avoir de fille du tout. Elle avait rencontré la grande Peggy et Thelma, la punk au grand cœur et puis Yazid aussi, plus récemment. Elle en était là de sa vie quand elle a entendu mon estomac gargouiller. «Tu veux des Chips?» m’a-t-elle dit. «Des Chips?» j’ai répété comme Charles Bronson dans La classe américaine. On a ri et puis, on s’est partagé son paquet de Walkers au sel et deux canettes de Carlsberg en parlant de son monde de lumière et d’obscurité, de cuir aussi. Le mien me paraissait moins triste cette nuit-là assis sur le muret de la Thyne road. Le soleil avait fini par se coucher. L’éclairage public s’était allumé.

 

            À 23 heures son smartphone a sonné. Elle devait partir. «Ce soir, à minuit, viens au Secret comedy Club pour une revue toute en cuir. Tu verras, on rigole bien là-bas et puis j’aurai quelqu’un à te présenter. Je sais que vous aurez des tas de choses à vous dire. Il s’appelle Yazid.» m’a-t-elle dit en me tendant un carton d’invitation doré. «Tu seras en VIP! Aux premières loges, quoi! À tout à l’heure, Patrice. Tu m’as touchée, tu sais. Tu m’as touchée plus que si tu m’avais touchée.» m’a-t-elle encore lancé en s’éloignant telle Cendrillon rejoignant en courant son carrosse.

 

            C’était un ancien cinéma de style paquebot. Trois portes d’entrée massives faites de verre et cintrées de cuivre en ouvraient l'accès via un vaste hall d’entrée spécialement haut de plafond. Mais ce qui frappait surtout, c’était sa décoration surabondante, ruisselant d’étoffes brillantes, de couleurs criardes et d’œuvres érotiques parfois gigantesques. Il y avait là un décorum si follement excessif qu’alors qu’il serait passé partout ailleurs pour une impardonnable faute de goût, il apparaissait ici comme une douce extravagance, une maladresse si criante qu’elle s’en trouvait bouleversante. En outre, le bruit des portes qui claquaient, des pas qui résonnaient et des rires qui éclataient donnait l’impression qu’on se trouvait, sans qu’on distingue les comédiens, au milieu d’un vaudeville donné dans une nef baroque au centre de laquelle les guichets composant l’ornement monumental sans quoi il aurait manqué quelque chose avaient la forme d’un phallus gigantesque, une énorme verge dont le gland, à plus de trois mètres d’altitude, jetait des éclairs de lumière dans toutes les directions. Deux personnages, une blonde balèze et une coupe mulet violette, conversaient là plaisamment juste sous le prépuce comme si de rien n’était. La première, remarquant mon arrivée, me fit signe d’approcher. Son opulente perruque blonde, ses paupières arc-en-ciel, son torse velu, la longueur extraordinaire de ses cils, ses lèvres furieusement pulpeuses et ses avant-bras de camionneur me firent immédiatement très grande impression. Elle le nota. «N’ai pas peur, mon lapin, on ne va pas te manger.» Comme, indécis, j’hésitais, la sonnerie des cinq minutes retentit, rappelant aux traînards l’imminence du spectacle et à la blonde surnaturelle qu’il fallait qu’elle me secoue. L’urgence, l’exiguïté de sa guérite et l’ampleur de son propre gabarit l’obligèrent à s’extraire de son officine en marche arrière avant d’exécuter devant moi qui la rejoignais un dangereux quart de tour sur des escarpins d’évidence non conçus pour supporter son poids. «Tu es Patrice, n’est-ce pas? Je suis Peggy.» À peine les présentations faites, comme un déménageur empoigne un frigidaire, elle m’attrapa et me prodigua, chacun fortement appuyé, trois baisers, trois tags rouge foncé apposés sur mon air ahuri. Elle me reposa ensuite au sol et se recula pour apprécier le résultat. «Pas mal… Allez, tiens-toi droit. T’es pas si mal conservé. Sois fier, élégant, que je puisse t’installer comme un prince là où Zara m’a dit. Elle t’a réservé une place speziale.» finit-elle à l’italienne avec un immense sourire avant de, droite comme un flamant rose, m’emporter d’un pas incertain vers un velours moutarde tenu ouvert par la coupe mulet au fond du hall. La salle de spectacle apparut. C’était un cabaret comme on imagine les cabarets. Un bar derrière, devant une scène et entre les deux, des tables rondes nappées et des chaises confortables supportant des messieurs et des dames en tenues de soirée, sirotant des cocktails divers en attendant que les grands rideaux rouges s’écartent et qu’enfin le spectacle commence.

                       

           J’aspirais, avide, toute cette nouveauté dans laquelle je me retrouvais plongé, les parfums notamment, certains organiques, d’autres fleuris, boisés ou océaniques pendant que, louvoyant entre les convives attablés, ma cavalière me remorquait littéralement vers l'estrade. Les yeux mi-clos, je me laissais aller à inventer à tous ces personnages parfumés des vies, des aventures et des secrets, comme à 10 ans, dans mon lit le dimanche soir, quand je réinventais le film que ma grand-mère regardait dans la salle à manger, à l’autre bout du corridor. Sur les bribes de son qui me parvenaient, je bricolais des fables, je rapiéçais des histoires qui me soustrayaient à la gravité, de l’altitude zéro, me préparaient à un nouvel envol. Nous atteignîmes, Peggy et moi, la table juste devant la scène. Un jeune homme très pâle derrière une barbe juvénile y était installé. «Yazid, je te présente Patrice. Patrice, je te présente, Yazid. Une dernière chose, mes mignons, vous aurez besoin de ces deux petits bouts de papier que Zara a préparés pour vous. » finit-elle en nous montrant deux pages posées sur notre table avant de négocier avec difficulté un demi-tour et de s’éloigner

 le plus dignement possible tandis que Yazid renversait presque sa boisson pour me tendre la main. Je la saisis. «Bonsoir, je…»

 

BAM – BAM – BAM – BAM – BAM – BAM - BAM – BAM - BAM – BAM – BAM – BAM…

 

BAM!      BAM!      BAM!

 

 

Les trois coups ont retenti. L’éclairage en salle s’est estompé. Seule subsiste la lumière tamisée des lampes de table. Accompagnés du couinement d’une poulie, les velours cramoisis s’ouvrent et un cercle de lumière jaillit. Il éclaire un pied de micro esseulé au centre du plateau, de ces modèles américains des années 40 dont le tube droit, magnifiquement chromé, est posé sur une base en fonte. Fixé à son sommet, un transducteur, ancien lui aussi, comme ceux qu’on voit sur les vieilles photos de Billie Holliday ou Ella Fitzgerald, mais ici maintenant, sauf un mystère silencieux, il n’y a rien ni personne. Après un court instant, le son d’un ukulélé doucement se met à perler sur la gauche. Le halo de lumière le rejoint et arrache Zara de l’obscurité où elle était jusque-là enfermée. Elle apparaît de profil. Elle est coiffée et vêtue exactement comme Rachel, dans Blade Runner. Elle tourne tranquillement la tête vers les spectateurs et les regarde les uns après les autres tout en se dirigeant vers le micro. Elle joue toujours de son ukulele. La jupe de son tailleur s’étire à se rompre à chacun de ses minuscules pas et ses talons hauts claquent sur le plancher comme ceux de la maîtresse en classe devant ses petits écoliers. Droite derrière le microphone, elle saisit le chrome brillant devant elle et entame les premières strophes de Somewhere over the rainbow. Que sa voix, il n’y a que sa voix. Le ukulélé s’est tu.

 

When all the world is a hopeless jumble

And the raindrops tumble all around,

Heaven opens a magic lane.

 

When all the clouds darken up the skyway

There's a rainbow highway to be found,

Leading from your window pane

 

Le cercle lumineux s’est élargi durant le second couplet et des hommes ou des femmes, c’est difficile à dire, des hommes et des femmes, sans doute, plutôt âgés, ça, c’est indubitable, cinq, apparaissent au lointain sur le plateau. Ils portent des complets gris clair, des chaussures noires et des perruques blondes permanentées, mais pas le moindre maquillage. Ils et elles, tirant chacun chacune une chaise derrière son dos, avancent en catimini derrière Zara. Ils s’assoient sur leur chaise posée devant eux.

 

To a place behind the sun,

Just a step beyond the rain.

 

Après ces dernières paroles, elle se tait et s’immobilise. Les danseurs aussi. Une cinquantaine de paires d’yeux sont soudés à elle. Le pied d’une chaise a un tout petit peu grincé quelque part dans le silence et puis le moteur du frigo dans le bar s’est tu. On ne voit plus que Zara immobile et droite. Elle nous regarde les uns après les autres, longtemps. Je dirais pendant une vingtaine de secondes. C’est long une vingtaine de secondes. Un crocodile, deux crocodiles, trois crocodiles, quatre crocodiles, cinq crocodiles, six crocodiles, sept crocodiles, huit crocodiles, neuf crocodiles, dix crocodiles, onze crocodiles, douze crocodiles, treize crocodiles,… torze crocodiles, quinze crocodiles, seize crocodiles,… sept crocodiles,… huit crocodiles,… neuf crocodiles, vingt crocodiles. Durant tout ce temps, elle a tenu la salle entière dans la paume de sa main. Maintenant elle me regarde. Son pouce et son index se referment sur quelque chose que je ne distingue pas, qu’elle l’extrait doucement de son corsage, une baguette de maestro. Elle la soulève, marque une pause et l’abaisse, une, deux, trois, quatre fois. À la cinquième, le public qui n’attendait que ça, entonne le refrain dont les mots sont écrits à la main sur une page posée près de moi.

 

Somewhere over the rainbow, way up high,

There's a land that I heard of once in a lullaby.

Somewhere over the rainbow, skies are blue,

And the dreams that you dare to dream really do come true.

 

J’aurais pu pleurer parce que l’instant était spécialement émouvant et parce que je suis spécialement émotif. J’aurais pu, mais ça m’aurait quand même un peu emmerdé parce qu’on a, quoi qu’on en dise, toujours au minimum un peu peur de passer pour un couillon quand une larme nous trahit devant d’autres, surtout si les autres sont des inconnus. J’aurais pu, mais, tout au long de leur apparition, les cinq complets gris maintinrent miraculeusement tendu le fil fragile qui sépare le tragique du bouffon. Sur leurs attitudes, non pas tour à tour, mais, simultanément touchantes, obscènes, naïves et scandaleuses, ils ne nous ont pas fait pleurer de rire, ils nous ont contraints à pleurer et à rire dans le même temps, ce qui est impossible, nous plaçant ainsi en équilibre précaire entre deux sentiments inverses. Les muscles de ma gorge, naturellement incapables d’exercer les mouvements opposés que mes émotions contraires leur commandaient, m’avertirent en me faisant mal qu’il ne fallait pas compter sur eux pour pousser la chansonnette, alors, comme le reste de la salle, je nous ai entendus tous murmurer spontanément :

 

Somewhere over the rainbow, bluebirds fly.

Birds fly over the rainbow; why, then, oh why can't I ?

If happy little bluebirds fly beyond the rainbow,

Why, oh why can't I ?

 

            À la fin de la chanson et après une seconde d’émotion des applaudissements crépitèrent spontanément par ci et par là, suivis rapidement par ceux de tous les spectateurs, la plupart debout, certains même sur leur siège. Yazid et moi battions aussi des mains, lui et moi aussi frénétiquement malgré mon problème d’hyperacousie. Sans attendre, la régie lança la rythmique disco d’I feel love. En un clin d’œil la coupe mulet violette remit la scène en ordre et, vêtue d’une longue robe jaune à paillettes surgissant sous les scintillements d’une boule à facettes, Peggy se mouvait avec une agilité en dépit de ses talons aiguilles de la taille de mes avant-bras. Un danseur, pattes d’éléphant et gilet blancs super moulants, minaudait autour d'elle pendant qu'elle faisait mine de chanter dans un gode serré entre ses mains gantées. Ses regards, ses attitudes, les battements de ses cils démesurés et les baisers qu’elle envoyait à l'assistance entière n’étaient pas grotesques, n’étaient pas que grotesques. Derrière tout son joyeux bordel, on ne pouvait ne pas deviner un désespoir. Mais devant, résolument devant, il y avait la soif de vivre, de jouer, de rire, de s’amuser en oubliant les irréductibles pisse-vinaigre-redresseurs-de-tort plus à plaindre qu’à blâmer, mais prioritairement à chasser de ses pensées.

 

            Les numéros de cabaret s’enchaînèrent jusqu’à deux heures du matin quand Zara commença à ôter un à un, les petits bouts de cuir, comme des pièces de puzzle, qui cachaient sa nudité. Elle faisait ça en y mettant une lenteur insupportable, sans vraiment danser sur Sexy Sadie qui passait beaucoup trop fort dans les haut-parleurs. Sa désinvolture se mêlait admirablement aux plaintes de John Lennon. Deux écorchés vifs se désapaient devant nous, chacun à sa façon. Il ne restait plus qu'une vingtaine de mesures et trois pièces sur la peau nue de Zara, trois pièces majeures du puzzle à l'envers, quand la lumière en salle se ralluma sur deux policiers en uniforme, une policière et un policier plus exactement, qui exigeaient qu’on arrête tout de suite la musique, des voisins s’étaient plaints. Le temps de nous retourner vers la scène, Zara avait déjà disparu et la musique avec elle faisant rapidement place à Hot stuff et aux deux flics déjà sur le plateau à se dandiner en se déshabillant jusqu’à ce qu’un nuage de brouillard craché par la machine à fumée les oblitère complètement et qu’on nous crie de derrière le bar « Pour commander un dernier verre, c’est maintenant ! On ferme dans une demi-heure ! » Tout le monde a ri.

Publié le 20/02/2025 / 25 lectures
Commentaires
Publié le 08/04/2025
Bonsoir Patrice, ce quatrième chapitre n’a rien à voir avec les précédents et il mériterait d’être un nouveau premier chapitre d’un nouveau roman. On sent que tu tâtonnes dans la mise en place, et je le comprends, c’est très dur de poser les premières lignes d’une nouvelle histoire, et l’on a du mal à gérer les informations importantes qui nous semblent importantes de mettre pour attiser la curiosité du lecteur. Il faut laisser reposer et enchaîner sur la suite, tu reviendras immanquablement en arrière (et heureusement d’ailleurs). Les personnages semblent attachants et c’est déjà un très bon point, à suivre.
Publié le 08/04/2025
Merci Léo ! Je trouvais qu'il était temps de sortir un peu des ténèbres. Après ce vieux type complètement désespéré, l'arrivée de Yazid, personnage, jeunes, optimiste, qui jouera un rôle clef, m'a semblé offrir une pause au lecteur pour ne pas tomber dans une tragédie française d'après guerre où l'on broie du noir du début à la fin. La récupération de "La petite souris grise" va dans le même sens. Un roman noir doit-il n'avoir aucune fenêtre ? Mais je comprends ton point de vue. Et je te remercie de l'avoir exprimé. Je vais voir sur la longueur. Le chapitre suivant également est plus lumineux. Sinon pour ta remarque, je comprends qu'il puisse y avoir un manque de clarté. Je vais y revenir. Toutefois, j'ai insisté sur le là-bas où la situation était différente. Là-bas, nous étions mes trois sœurs, ma mère et moi, contrairement où ici, il n'y a plus que ma sœur, mon père et moi. Là-bas, nous avions un magasin de machines agricoles, en plus de ma cousine qui, là-bas, récoltait des olives. Je pense qu'on voit assez bien quel pays est figuré par le là-bas, la Palestine. Pour le pays, où se trouvait Yazid ensuite, il s'agit assez clairement de l'Angleterre puisqu'on parle de Tea room, de timbre anglais, de Linda Johnston, et de la Royal mail company. Il me semblait donc assez clair qu'il s'agissait d'une famille palestinienne réfugiée en Grande-Bretagne. Il aurait eu vraiment beaucoup de chance, le père, de retrouver un travail dans sa spécialité et à son rang. Donc, qu'il ait du se contenter d'un boulot dans le bâtiment me semble quand même pas trop compliqué à imaginer. Mais ce doit ne pas être suffisamment clair. Je vais voir ce que je peux faire. Merci encore !
Publié le 09/04/2025
L’Angleterre je l’avais (difficile de ne pas l’avoir effectivement) mais la Palestine pas du tout, aucun indice d’ailleurs ne permet de faire le rapprochement, absolument rien. Ce que l’on a en tête, le lecteur ne le voit et ne le comprend pas, de l’importance en se relisant de tenter de lire avec les yeux du lecteur, en mettant de côté sa logique pour ne s’appuyer que sur ce qui est écrit, car ce qui ne l’est pas appartient à l’imagination du lecteur (pour ma part je pensais qu’ils avaient déménagé de la campagne vers la ville sans avoir quitté l’Angleterre), parfois loin de la trame sur laquelle tu veux l’amener, et c’est ainsi que tu risque de le perdre et de multiplier les incompréhensions.
Publié le 09/04/2025
Oui, j'y ai repensé cette nuit. Je pense que je peux surtout faire l'économie de cette présentation. Elle est utile dans la mesure où elle explique que Yazid sera un super as en robotique mais je peux y revenir plus tard, plus légèrement. Merci ! ;-)
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