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Chapitre 9 La presqu’île, ou ce qui ne devait pas arriver
Il l’attendait à la gare de Brest.
Sourire large, silhouette familière, sac léger.
Ils se saluent, comme deux amis qui partent en vacances. Rien de plus.
Ils prennent le bateau jusqu’à la presqu’île de Crozon.
Puis encore un peu de route.
Et les voilà, dans le petit village de L’Anveoch.
Chez ses grands-parents.
La maison est simple, accueillante.
Le grand-père, la grand-mère. Gens du coin, doux, chaleureux.
Il est bien accueilli.
Très bien accueilli.
Ils passent l’après-midi dehors, à vélo, entre chemins sablonneux et rires légers.
Le soleil brille — rare trésor breton.
Ils rentrent, mangent des crêpes, boivent du cidre.
Tout est doux, simple, presque enfantin.
Le soir, ils partagent le même lit.
Sans gêne, sans mots de trop.
Ils parlent un peu avant de s’endormir.
Et la nuit passe, sans rien d’autre.
Le lendemain, le facteur passe.
Une lettre.
C’est sa sœur.
Ils montent dans la chambre.
Il ouvre la lettre. Il lit.
Elle lui dit que ça ne peut pas continuer.
Qu’elle n’est pas amoureuse.
Qu’elle est désolée.
Il lit. Relit. À voix haute.
Puis il pleure.
Alors, l’autre le prend dans ses bras.
Il lui dit de ne pas pleurer, que la vie est longue, qu’il est jeune, qu’il aimera encore.
Et, sans y penser, il lui dépose un baiser dans le cou.
Un geste tendre, pour consoler.
Un baiser qui glisse.
Un autre suit. Sur la bouche.
Long. Premier. Inespéré.
Et soudain, ils s’écartent.
Une gêne. Une culpabilité peut-être.
Ils se regardent à peine, redescendent comme si de rien n’était.
La journée se poursuit. Vélos, plage, soleil.
Rien ne semble avoir changé.
Et pourtant, tout a changé.
Le soir venu, fatigué, il dit bonne nuit aux grands-parents.
Il monte, se couche dans le grand lit.
Trois minutes plus tard, Christian le rejoint.
Il se glisse dans le lit sans un mot.
Les corps se cherchent.
Les bouches se retrouvent.
Ils s’embrassent. Ils se caressent.
Ils font l’amour.
C’est maladroit. C’est tendre.
C’est la première fois.
La toute première fois.
Premières caresses.
Première peau contre peau.
Première étreinte.
Et puis…
Première jouissance.
Il découvre.
Il découvre tout.
Pourquoi un sexe se tend.
Pourquoi le corps s’emballe.
Pourquoi on appelle ça désir.
Il ne savait pas.
Il ne savait rien.
Mais cette nuit-là, il apprend.
Ils ont treize jours devant eux.
Treize jours de soleil, d’embruns, de peau, de rire, de regards volés et rendus.
Ils sont amoureux.
Fous amoureux.
Inséparables.
Ils pédalent sur les chemins de terre, courent dans les dunes, s’arrêtent pour un baiser, repartent.
La grand-mère les adore. Elle rit souvent.
Elle ne sait rien.
Dans le canapé, deux coussins posés sur leurs jambes cachent leurs mains qui se tiennent.
Ils s’inventent des gestes discrets, des tendresses d’enfants.
Ils dorment ensemble chaque nuit, s’éveillent collés, brûlants de tendresse maladroite.
Ils ne savent pas faire autrement.
Ils s’aiment.
C’est ce qu’il y a de plus beau.
Peut-être le plus beau de toute une vie.
Puis les vacances se terminent.
Il faut rentrer. Lui, à Paris. Christian, chez lui.
Alors commencent les lettres.
Une par jour.
Des mots d’amour.
Des poèmes.
Des fleurs séchées entre les pages.
Christian répond. Les lettres circulent.
La passion continue, à distance.
La ferveur intacte.
Mais un matin, la grand-mère entre dans sa chambre.
Il a oublié de refermer le tiroir.
La lettre est là. Visible.
Et tout bascule.
La rupture ne vient pas de lui.
Elle vient d’eux.
De ceux qui refusent.
De ceux qui veulent détruire ce qu’ils ne comprennent pas.
Le père de Christian, militaire, parle de porter plainte.
La mère de Christian appelle la sienne.
Des mots durs.
Des menaces.
Le rejet comme seule réponse.
À Paris, un jour, à la caserne, il parvient à l’avoir au téléphone.
Une cabine, une voix, un dernier souffle de lien.
Christian lui dit :
— Si mon père fait quoi que ce soit contre toi, je me tue.
Ce sont ses derniers mots.
Après ça, plus rien.
Plus jamais.
Silence définitif.
Le retour, c’est l’enfer.
Il est à Paris, mais il sait qu’il devra redescendre.
Et dans sa tête, l’idée est là : à la gare, il y aura la police.
Des menottes. Un scandale. Un casier. L’humiliation.
Mais à l’arrivée, rien.
Personne.
Pas de policier. Pas de piège.
Juste le silence.
Alors il va droit au travail de sa sœur.
Elle est caissière. Il passe devant elle.
Elle lève les yeux.
— Qu’est-ce qui se passe avec Christian ?
Il n’hésite pas. Il dit la vérité, d’un bloc :
— Christian et moi, on sort ensemble.
Et là, elle sourit.
Elle est contente.
La seule à l’être.
Elle rit même. Elle trouve ça beau. Elle le soutient. Sans jugement.
C’est un rayon dans la nuit.
Mais il faut encore rentrer.
Chez les parents.
La mère, d’abord.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Rien, on a déconné en vacances, tu me connais…
Mais elle n’y croit pas.
Alors il dit tout.
— On est homosexuels. On s’aime. D’amour.
Et elle, les yeux un peu perdus, murmure :
— Tu ne peux pas aimer les filles comme tous les garçons ?
Il répond calmement.
— Ça ne se discute pas maintenant. De toute façon, c’est fini.
Il la supplie de ne pas en parler à son père.
— Il n’a pas besoin de le savoir.
Mais elle le dira quand même.
Et lui, le père, ne dira rien.
Il choisira le silence.
Un silence de vingt-cinq ans.
Pendant ce temps, il apprend que la grand-mère de Christian, celle qui les adorait sans savoir, a fait une crise cardiaque en découvrant la lettre.
Il ne sait pas si elle a survécu.
Mais il sait que tout est mort.
L’amour. L’espoir. Le lien.
Il retourne à Paris.
Il trouve un travail.
Hôtel de luxe. Réception.
Il signe les lettres à sa sœur “Martine”, pour ne pas éveiller les soupçons.
Il écrit en cachette, comme un fugitif d’une vie normale.
Il ne donne plus de nouvelles aux autres.
Il disparaît du paysage familial.
Volontairement.
Par nécessité.
Il travaille.
Il sourit aux clients.
Il s’habille bien.
Il prend les appels. Il porte les valises.
Mais à l’intérieur… il est brisé.
Et pourtant, il continue.